Le cru 2017 du FIJR (1) coïncidait avec le Centenaire de Jean Rouch, auteur de plusieurs centaines de films, en majorité en 16 mm couleur, de métrage plutôt court dont il est inutile de rappeler l’importance historique aussi bien pour l’ethnologie que pour le cinématographe.
Les organisateurs lui ont rendu hommage en montrant, en ouverture, Bangawi (1947), un de ses tout premiers films, sinon le premier, retrouvé comme par magie lors des travaux du musée de l’Homme, il y quelques années à peine (sauvé de justesse dans une benne à gravats), restauré par les Archives du film à partir d’un positif unique.
Tous ses thèmes y sont déjà : son lieu de prédilection, le Niger, l’eau, la chasse, la danse, la possession. C’est une ciné-transe en même temps qu’un document sur la chasse à l’hippopotame (confection de harpons à l’aide de branches et de crocs métalliques), thème qui se retrouvera dans un de ses classiques.
Au programme de la soirée, également, un film commandé par Arte, Jean Rouch cinéaste aventurier de Laurent Védrine, (2017) sur un scénario de Laurent Pellé.
Ce film ressemble à un conte destiné aux enfants du Niger, leur rappelant les hauts faits d’un ancêtre, évoquant le rite de Dongo, le dieu du tonnerre dont Rouch, à son insu, provoqua, littéralement, les foudres lors de sa première mission de travaux publics à la fin d’une époque coloniale. De nombreux extraits d’œuvres et d’entretiens émaillent le film au style classique mais au contenu passionnant.
Demain, la mer de Katerina Suvorova (2016) nous entraîne dans le désert à la Mad Max bordant la mer d’Aral où sont échoués quantité de navires et d’épaves.
Des ferrailleurs s’activent pour récupérer ce qui peut l’être. Un ancien soldat parvient à amorcer une pompe à l’aide d’un vieux moteur pour irriguer son terrain et y cultiver melons et pastèques. Selon lui, la mer s’est retirée d’une douzaine de mètres. Autrefois, des joncs et des arbres peuplaient ce sol devenu aride du fait de la monoculture du riz et du coton voulue par les Soviétiques. Les jeunes sont tous partis à cause du chômage. Lui reste sur place pour "cultiver son jardin", améliorer l’ordinaire en redonnant vie à la terre. Une jeune hydrobiologiste estime de son côté qu’un autre type de croissance est possible et souhaitable. Certains pratiquent la culture de la pêche. Ce film post-catastrophe écologique est elliptique, parsemé de touches humoristiques. C’est aussi un objet esthétique grâce au travail de son chef opérateur, Eugen Schlegel.
Dans Platskart (2016), la caméra de Rodion Ismailov prend le Transsibérien, aujourd’hui rebaptisé Rossija.
Tantôt, à la place du conducteur, elle s’engouffre la première dans les tunnels, tantôt, à celle des voyageurs, elle capte les paysages en travellings. Aux arrêts, des panneaux indiquent, à côté du nom de la gare, la température, généralement… sibérienne. "Platskard" signifie troisième classe. Celle du wagon partagé, sans porte ni rideau, celle des couchettes et sièges serrés au maximum. On y joue à plein temps, on y rencontre différents "peuples" qui embarquent ou descendent, mutualisent temps et intimité. On y lit, on y chante en toutes langues, on y boit la vodka en principe prohibée, introduite dans les thermos. Chacun a son histoire, qu’il soit seul ou en groupe, comme ces membres d’une famille kirghize, cet homme ayant passé neuf ans en prison, cette femme évoquant sont mari alcoolique, cette jeune étudiante villageoise se rendant en ville pour y chercher travail et bon parti. Peu parlent politique n’étaient un communiste irrédentiste prêchant dans le vide et un révolté vouant aux gémonies les politiciens de tous bords. Le spectateur s’attache aux bribes de destinées que recueille le cinéaste avec bienveillance et aux visages expressifs, dissemblables les racontant sans parole.
Comme dans son film précédent, Coming of Age, Teboho Edkins est revenu au Lesotho, pays de son enfance, pour tourner I am Sheriff (2017), le portrait singulier et attachant de Lumio Mothofeng, alias Sheriff, une femme se sentant un homme, parcourant les villages de la brousse pour y plaider sa cause et celle des transgenres.
Dans des réunions publiques, il/elle raconte son histoire personnelle et analyse le fait d’être né dans un corps ne correspondant pas à son état civil. On y débat sans tabou de sexualité, de désir et le/la protagoniste répond aux questions les plus intimes. La présence occasionnelle d’un prêtre indique que nous ne sommes pas en terre d’Islam et pousse à conclure les réunions par une prière chrétienne. Sheriff s’avère convaincant, charismatique, excellent entertainer. Son auditoire réagit d’abord avec un étonnement puis le/la prend au sérieux et entre en empathie avec le personnage. Personne ne rit ni ne se moque.
Quentin Ravelli, dans Bricks (2016) (2) décrit les tenants et les aboutissants de la bulle immobilière gonflée par les crédits à risque en Espagne il y a de cela dix ans traduite visuellement par le leitmotiv des briques rouges, structure apparente des nombreux immeubles laissés en plan, voire détruits faute d’acquéreurs.
Sans voix off didactique, sans interview d’experts, le film rend tangible cette crise du capitalisme contemporain en se limitant au Val de Luz, ville au devenir fantomatique. Un mouvement de citoyens regroupés dans la Plataforma lutte contre les expulsions des insolvables par tous les moyens légaux. Le film, mené tambour battant, retrace cette bataille.
Le titre du film de Florian Geyer, Plaquages (2017) ne se réfère pas à une séparation conjugale mais à l’univers du ballon ovale dans lequel, précisément, il nous plonge.
Tourné dans le club de professionnels LOU Rugby de Lyon, nous vivons dans le sillage des joueurs une semaine de leur vie. Nous sommes sevrés d’images de matches, puisque ce qui intéresse l’auteur est de nous faire visiter les coulisses. Nous est dévoilé ce qui d’habitude se déroule à huis clos : les joueurs à l’entraînement, en salle de musculation plutôt que sur le terrain, sur la table de massage où ils sont manipulés par une cohorte de kinés, au réfectoire, en séance de débriefing, visionnant et décortiquant certaines actions de jeu, motivés ou censés l’être par un coach vociférant. Pas plus que le jeu, le corps n’apparaît en son entier, le réalisateur privilégiant gros plans et inserts. La réflexion d’un sportif résume l’ambiance de son quotidien : "Nous, on croyait qu’on était là pour jouer au rugby."
Pungulume de Sammy Baloji (2016) relève de ce qu’on pourrait appeler le cinéma "indirect", dans la mesure où il ne montre pas le réel mais sa médiation, sa filtration, sa représentation à travers les installations photographiques de l’auteur, qui est connu par ailleurs pour avoir participé à d’importantes expositions, que ce soit à la Documenta de Kassel ou à la Tate Modern.
Sa démarche plastique et, maintenant, cinématographique, à mi-chemin entre le documentaire et le film d’art, confronte le présent de son pays, la République du Congo, et le passé colonial dont il débusque signes et traces. L’artiste nous transporte sur les montagnes du Katanga où se trouvent des gisements de cuivre et de cobalt, autrefois exploités par les Belges, de nos jours, par consortium anglo-américano-nippon, le Tenke Fungurume. Des archives de 1912 montrent les conditions d’exploitation de ces richesses naturelles. En parallèle, un chef sanga rappelle que ces montagnes sont sacrées, peuplées d’âmes et énonce les noms des dynasties qui s’y sont succédées. Pour lui, son peuple (laissé hors champ par le film) a droit à ces richesses. Baloji évoque le passé, la persistance des chefferies en laissant entrevoir un avenir pas bien radieux. Un constat dressé sur un ton détaché, sans équivoque.
La Colère dans le vent (2016), signé Amina Weira, se penche sur les origines.
La jeune femme se rend à Arlit, au Niger, lieu de son enfance où elle recueille le témoignage de son père et celui d’autres habitants. On découvre une ville artificielle, aujourd’hui sinistrée écologiquement parlant, bâtie par les Français, du temps la Cogema, pour y exploiter un gisement d’uranium.
Le film démonte le mécanisme de cette colonisation "douce", qui commence par l’appât des gens du cru et l’attrait d’une main d’œuvre venue d’ailleurs par des promesses de confort, de bien-être, d’eau potable, d’électricité et d’un salaire. Les conditions de travail ne correspondent pas vraiment à celles en vigueur en France. Qui plus est, les mineurs n’ont été ni informés ni protégés des risques de radioactivité. La médecine du travail paraît être à la solde de l’entreprise, déclarant tous les ouvriers, y compris ceux atteints de maladies du travail, "aptes pour le service". Mais la population avait-elle d’autre choix ? La nouvelle génération, dont la conscience politique grandit, semble vouloir prendre en main son destin.
Avec Les Portes du Paradis de Guido Nicolás Zingari (2016), on reste en Afrique, au Sénégal, cette fois-ci, à Touba en l’occurrence, la deuxième ville du pays, vouée à la religion avec ses nombreuses confréries mourides.
Le réalisateur italien décrit avec sensibilité une école coranique où l’on forme des enfants âgés de quatre à onze ans. Nous les voyons se livrer à deux activités principales : le travail des champs et la prière. L’école ne leur dispense apparemment pas d’enseignement général comme l’apprentissage de l’écriture, de la lecture et du calcul mais leur fait répéter les mêmes choses : les gestes de la cueillette de l’arachide et la psalmodie de sourates peu à peu sues par cœur. La "lecture" à haute voix, dans une langue inconnue d’eux est, a-t-on appris après la projection, simulée, chaque élève faisant mine de suivre, l’index pointé sur sa planchette, l’écriture sainte. Le rite est accompagné d’un balancement du haut du corps, comme celui annonçant la transe. Du film, on retiendra l’étrange beauté de la mélopée chorale dont ni les interprètes ni les spectateurs n’ont idée du sens.
L’Éthiopie est réputée pour ses coureurs de fond aux pieds nus et pour sa musique. C’est de celle-ci qu’il est question dans New Voices in an Old Flower de Quino Piñero (2016), tourné dans une Addis Abeba en pleine transformation urbanistique.
On sait le rôle que joua le Négus dans la mythologie jamaïcaine - dans le mouvement rastafari et le reggae. Le documentaire montre le retour aux sources des Afro-Américains et la fusion des traditions locales avec les courants musicaux issus du rhythm and blues, du rap et de la techno. La vie nocturne dans la capitale y est plus trépidante que jamais et l’industrie du disque tire profit de l’engouement. Ce ciné-poème est aussi beau à entendre qu’à voir.
Le documentariste estonien Liivio Niglas rend hommage à Iuri Vella (1948-2013), poète et militant de la cause nenetse, une des minorités de la toundra sibérienne. Terre d’Amour (2016) tourné en 2009, nous fait partager la dernière partie de la vie du protagoniste.
Celui-ci était revenu sur la terre de ses ancêtres après la fin de l’URSS pour renouer avec leur mode de vie, leurs dieux, leurs valeurs. Toujours en mouvement, il vaque en famille à ses activités : la pêche, l’élevage d’un troupeau de rennes, l’éducation des petits-enfants, la prière animiste. Vella traque les braconniers et chasse avec les moyens qui sont les siens les véhicules de la société pétrolière multipliant les forages dans la région. Ce dernier des Mohicans a une autorité morale. Il croit que le temps des prospecteurs prendra fin, comme cela a été le cas du communisme. Il le dit en russe dans ses poèmes. Avec son ordinateur et son portable, il lutte. On le retrouve à Paris pour la parution en français d’un recueil. La beauté des paysages et le portrait de ce poète font la valeur du film.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
1. La cérémonie de remise des prix a eu lieu le 18 novembre 2017, avec la projection du film de Hanns Zischler, Jean Rouch. Ingenieur, Abenteurer, Ethnologe, Filmemacher (1977).
En sa présence.
Projection des films primés au Musée de l’Homme, le week-end des 13 et 14 janvier 2017.
2. Bricks (2016) sur le site de Jeune Cinéma.