par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe
Maintenant qu’on lui a octroyé, le 26 mars 2017 - Enfin ! ont clamé les médias tous en chœur - un musée personnel à Nogent-sur-Seine…
Maintenant que ses œuvres sont vendues aux enchères…
Maintenant qu’on a abondamment fêté la mort de son amant, Auguste Rodin (1840-1917)…
Et avant qu’on ne se mette à fêter la naissance de son frère, Paul Claudel (1868-1955), sans doute tout aussi abondamment…
... On va pouvoir se remettre à s’occuper d’elle, pas seulement la jeune femme piégée entre deux hommes et une mère, hyper puissants, mais l’artiste solitaire dressée face à une société tout entière, et vaincue.
"Quand on songe que son buste de Claudel (1884) est contemporain de son entrée dans l’atelier Rodin, on peut considérer que son apprentissage est terminé quand elle rencontre Rodin" écrit Reine-Marie, sa petite-nièce.
On peut même considérer qu’elle a influencé Rodin, dont les sculptures deviennent plus charnelles après leur rencontre.
Énigme des arrivages posthumes.
Il faut repartir à zéro, retrouver une innocence.
Comme autrefois, quand on était fasciné par LA photo de César, désormais connue de tous, mais qui fut longtemps sa seule photo publique.
Elle est apparue la première fois, en 1963, dans un livre sur son frère, Paul, sans présentation et de façon décorative. Mais nous en sommes infiniment reconnaissants à l’auteur (1) de nous l’avoir présentée, alors qu’elle était disparue corps et âme et qu’on ne connaissait rien d’elle. (2)
Quand, à la fin des années 70, on interrogeait son neveu, Pierre Claudel (1908-1979), sur cette jeune inconnue au si beau visage sauvage, il souriait d’un air entendu, mais ne s’étendait pas. Elle avait été la honte de la famille, elle était aussi son trésor caché.
Comme quand, 14 ans plus tard, elle ressuscita quelques temps dans la sphère publique, à 120 ans, en 1984.
Une exposition au musée Rodin (au printemps 1984), des livres, du théâtre, de la presse (Hervé Gauville dans Libé, Michel Cournot dans Le Monde, Pierre Démeron dans le Nouvel Obs,) des mouvements divers soutenus par les vents de l’antipsychiatrie et du féminisme, eux-mêmes déjà en perte de vitesse.
La première fois qu’on en a parlé, c’est sur un mode lyrique.
Ce n’est que plus tard qu’arriveront les pièces au dossier, dont beaucoup manquent encore.
On peut relire son destin tragique, son talent, sa modernité, ses "mauvaises" rencontres, ses prisons - 40 ans de liberté, 30 ans d’enfermement, celui qu’elle-même a décidé à partir de 1905 dans l’hôtel de Jassaud, puis ceux décidés par sa mère en 1913 (internement "volontaire" grâce à la loi Pinel de 1838), d’asile en asile, ses appels à l’aide et ses révoltes, depuis Ville-Évrard, Montdevergues, Montfavet, qui ne faisaient que confirmer le diagnostic de "démence paranoïde".
"On me reproche des crimes épouvantables, écrivait-elle, d’une écriture assurée et saine, d’avoir vécu toute seule, de passer ma vie avec des chats, d’avoir la manie de la persécution ! C’est sur la foi de ces accusations que je suis incarcérée depuis 5 ans et demi."
Au bout de 30 ans, elle mourut de faim pendant la guerre et fut jetée à la fosse commune.
Maintenant il s’agit de regarder sereinement son œuvre, et de la découvrir en artiste autonome.
C’est d’ailleurs l’occasion aussi d’adopter, une fois de plus - comme dans les années 60-70 -, un nouveau regard sur la folie, sa déjà longue histoire, et son traitement médical imbriqué dans son traitement social. Afin que ce grand gâchis - sa vie désolée et son œuvre avortée - puisse engendrer une lecture politique (3).
En bref, il s’agit d’accueillir enfin Camille Claudel dans le monde des femmes historiques.
Les éléments de réflexion commencent à s’ordonner.
Sur France Culture.
Avec de bonnes lectures :
* Anne Delbée, Une femme, Paris, Presses de la Renaissance (1982).
* Reine-Marie Paris, Camille Claudel, 1864-1943, préface de Jean Grosjean, postface de Bernard Howells ; Suivi de Camille Claudel, malade mentale par François Lhermitte & Jean-François Allilaire, Paris, Gallimard, 1984.
* Jacques Cassar, Dossier Camille Claudel, Paris, Maisonneuve et Larose, 1987.
* Reine-Marie Paris & Hélène Pinet, Camille Claudel. Le génie est comme un miroir, Paris, Gallimard, 2003.
* Anne Rivière & Bruno Gaudichon, éd., Camille Claudel, Correspondance, Gallimard, 2003. Rééditions augmentées en 2011 et 2014.
* Jean-Paul Morel, Camille Claudel. Une mise au tombeau, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2009.
Avec des films.
* Camille Claudel de Bruno Nuytten (1988).
* Camille de Carme Puche & Jaime García (2011).
Camille (Français) from Carme Puche on Vimeo.
* Camille Claudel, 1915 de Bruno Dumont ( 2013).
Si on parvient à la reconnaître, elle et son œuvre, dans le dépouillement de toute pitié, elle aura, tout compte fait, réussi son passage parmi les vivants.
Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Paul-André Lesort, Claudel par lui-même, Seuil, 1963.
2. Les seules informations sur Camille dont on disposait, dans ces années-là, quelques lignes sinistres et elliptiques de son frère Paul, dans son Journal, quand il allait la voir dans son asile. Journal de Paul Claudel, Édition de Jacques Petit & François Varillon, Pléiade, tome I (1904-1932) et tome II (1933-1955), Gallimard, 1968 et 1969.
3. Dans cette perspective, on peut remarquer les scènes abondantes et explicites sur l’enfermement de Hortense Larcher (Audrey Fleurot), dans la 7e saison de Un village français de Emmanuel Krivine.