par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe
Sortie le mercredi 20 décembre 2017
Romain Gary (1914-1980) avait une trajectoire romanesque, ses pays, son époque, il le savait. Dans ses déclarations et dans sa vie publique, il aimait en jouer et brouiller les pistes entre la réalité et le fantasmé. Lui-même avouait, à la fin de sa vie, qu’il avait été, depuis son enfance, obsédé par la création littéraire, que c’était sa vie même, et que rien d’autre n’était plus important, ni les autres, ni lui-même.
Quand il écrit La Promesse de l’aube, il n’écrit pas son autobiographie à lui, mais "un roman avec éléments autobiographiques", dédié à cette mère, Mina Owczyńska (1879-1941). Fils unique d’une mère unique extraordinaire, avec qui il a formé un couple fusionnel indissoluble, il n’a pas pu se libérer d’elle avant sa mort, comme il l’aurait souvent voulu. Sa mort, il ne l’a apprise que deux ans plus tard, en 1943, à son retour d’Angleterre, parce qu’elle avait pris soin de lui faire envoyer régulièrement des lettres rédigées à l’avance.
En l’absence de son fils, elle continuait son œuvre à elle. Elle avait donné la vie à un enfant une première fois. Il s’agissait de réanimer régulièrement cette création avec le souffle d’une ambition sans bornes, y compris de façon posthume.
En 1960, Romain Gary a 46 ans, 19 ans après sa mort, il lui fait enfin une libre déclaration d’amour sans réticence, qu’il a eu le temps de peaufiner, une élégie mélancolique, ce qu’on fait au milieu du chemin de sa vie, quand on en sait un peu plus, qu’on commence à mettre en ordre quelques trucs, et pour aborder, à jour et en paix, la seconde partie de la vie et de l’œuvre, avec encore une carrière devant soi.
Il s’agit pour lui d’un exorcisme, d’un affranchissement. Mais aussi, pour elle, d’une revanche publique qu’il lui offre.
Quand Jules Dassin (1911-2008), cinéaste le plus souvent réaliste contemporain de Romain Gary, fils d’une famille juive ukrainienne réfugiée aux États-Unis, adapte le livre, et réalise Promise at Dawn en 1970, il aborde sa soixantaine.
Tout concerné qu’il est à relire un tel roman, il le fait en fils de famille nombreuse (qui a donc partagé l’amour maternel avec sa fratrie) et à l’âge des bilans sans grandes perspectives, ce moment où on connaît ses batailles perdues, et où on retourne volontiers à l’intime. Les images du générique le revendiquent, une mère chimpanzé et son petit qui jouent longuement ensemble. Ce que raconte Jules Dassin, ce sont les souvenirs épars et obscurs d’une relation mère-fils quasi animale, dans une ambiance slave soigneusement reconstituée où ne manquent aucun cornichon Mallossol ni gypsy music. C’est un film intimiste et émouvant, drôle aussi, dans le style charmeur et distancié de ces années 70 qui échappaient à la réalité donc au réalisme.
Ce qu’a bien compris Éric Barbier (né en 1960), c’est qu’il y manque l’autre part du dessein de Gary : le cadeau différé qu’il doit à sa mère. Certes, il a accompli tout ce qu’elle voulait, "les trois raisons qui méritent que tu te battes : les femmes, l’honneur, la France" - encore qu’il a évité de devenir ambassadeur de France. Mais, en enfant égoïste qu’on est dans les années de construction, et qu’il était tout spécialement dans sa prison sentimentale, il ne l’a pas regardée elle, il n’a pas tenu compte d’une évidence : la procuration masque toujours le manque et l’absence.
Romain Gary doit à sa mère, et à son œuvre, une revanche sociale et c’est là l’importance première de son livre. En faisant de sa mère une héroïne romanesque, hautaine, lointaine, régnante, il lui offre ce "tombeau" littéraire, cette gloire à laquelle, en mortelle quelconque, elle n’a pas eu droit. S’il coupe ainsi le cordon pour pouvoir accomplir sa propre œuvre à lui, c’est moins le prétexte que le "surcroît" de la guérison. (1)
Éric Barbier ne donne donc pas le rôle principal à la mère bien-aimée, mais à son "ambition", qui n’a rien à voir avec de l’arrivisme, ni le sien ni celui de son fils, mais entretient des rapports étroits avec une conscience historique. Le seul hommage possible à cette femme est celui d’un film historique.
Et cela commence pas mal. L’évocation des bas-quartiers de Wilno dans les années 20 est réussie, les rapports du petit Romain et de sa mère sont justes, le découpage est alerte. On se prépare à une fresque qui, comme le livre, traverserait les époques et les espaces, de la Pologne au Mexique en passant par Nice.
Le choix des acteurs est très subtil, ajoutant une autre dimension, une profondeur et une finesse, au récit. Pierre Niney et sa fragilité ambiguë, comme Charlotte Gainsbourg, sa jeunesse et son vieillissement nous offrent un regard renouvelé sur le cliché de la mère slave, exaltée et abusive, dans lequel s’engouffrait Jules Dassin, avec sa Melina Mercouri, femme de poids déjà dans sa cinquantaine et ses divers Romain (de 9 à 25 ans). Grâce à eux, la part privée y est prise en compte autrement et la quasi-caricature de toute relation "mère-seule-de-fils-unique" de Jules Dassin se transforme en "fable" maternelle plus abstraite et plus délicate.
Mais à force de vouloir donner la priorité à la saga, et de vouloir tout adapter, le film s’enlise progressivement. Il pourrait très bien se conclure à l’arrivée de la guerre de 1939, se contentant des apprentissages de l’écrivain et de ses premières épreuves.
Ensuite, le mille-feuilles des situations, Londres, la Lybie, etc., il devient de plus en plus indigeste, accumulant les scènes, parfois anecdotiques, sans que le scénario progresse. Les séquences de guerre, surtout les combats aériens, sont d’une convention attristante. Aucun tunnel n’est évité et on parvient finalement à un film académique, mal construit ce qui est un comble.
Qu’est-ce qui fait qu’une saga nous touche ou pas ?
Pourquoi Dix Jours qui ébranlèrent le monde, c’est émouvant, et Docteur Jivago, pas du tout ? (2) La question qui se pose toujours dans ce genre d’échec, plus que celle d’un montage raté ou d’un scénario bancal, c’est celle de la grâce.
Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Romain Gary citait volontiers les psychanalystes, Georg Groddeck, Alfred Adler ou Sigmund Freud.
2. Dix Jours qui ébranlèrent le monde (Reds) de Warren Beatty (1981) ; Docteur Jivago (Doctor Zhivago) de David Lean (1965).
La Promesse de l’aube. Réal : Éric Barbier ; sc : É.B. & Marie Eynard, d’après le roman de Romain Gary (1960) ; ph : Glynn Speeckaert ; mont : Jennifer Augé ; déc : Pierre Renson ; cost : Catherine Bouchard ; mu : Renaud Barbier. Int : Pierre Niney, Pawel Puchalski, Nemo Schiffman, Charlotte Gainsbourg, Didier Bourdon, Jean-Pierre Darroussin, Catherine McCormack, Finnegan Oldfield, Pascal Gruselle, Alexandre Picot (France-Belgique, 2017, 131 mn).