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Swimmer (the) (1968)
de Franck Perry
publié le dimanche 16 septembre 2018

par Prosper Hillairet
Jeune Cinéma n°336-337, avril 2011

Sorties le mercredis 18 septembre 1968 et 24 novembre 2010

Sortie DVD Wild Side


 


Débarquant à l’improviste chez des amis, Ned Merrill, interprété par Burt Lancaster, décide de rentrer chez lui, de l’autre côté de la vallée, en passant par chaque piscine des propriétés qui le séparent de sa maison, de sa femme et de ses deux filles. Ainsi, dès la première séquence, la ligne est tracée, le parcours est annoncé : Ned décline la liste des neuf piscines qu’il va traverser, comme autant de stations, et le programme sera tenu. (*)
Film programme, film concept, film inventaire, film ligne, The Swimmer tourne donc autour d’un objet : la piscine. Le parcours de Ned, "pool by pool", permet donc une variation, offre un catalogue, sur les formes, les usages, les avantages de la piscine, ainsi qu’une coupe sociologique de leurs propriétaires.


 

Décrivant le petit monde d’une vallée verte et riche du Connecticut, près de New York, le film est le portrait acide et souvent cruel (on dit que certaines scènes furent censurées), d’un petit monde allant de soirée en soirée, de cocktail en cocktail, buvant, sirotant, dansant, se congratulant (un film où une des principales actions est de se retrouver, se saluer, se complimenter), insouciant dans une bulle de convenances et d’apparence. Un monde de blancs, matérialistes et superficiels, dont la piscine est la marque de la réussite sociale, le trophée, le lieu de la socialité ; un monde réifié qui se juge et s’évalue en étalon-piscine, sa taille, ses qualités (allant même jusqu’à la précision d’un document technique : 99.99.99 % de filtrage). The Swimmer, et ses piscines, pourrait entrer dans une des Mythologies de Roland Barthes, mythologie américaine, mythologie hollywoodienne.

Notre guide en ce monde des piscines est donc Ned Merrill. Il appartient à ce monde et habite sur un des versants de la vallée. Il en partage, ou en a partagé, beaucoup des traits, il a femme, enfant, maison, a été assidu des soirées ; sa conversation avec un chauffeur noir, le confondant avec un ancien chauffeur noir, montre son appartenance de classe et de caste, ou la conversation finale avec Shirley révélant comment il a traité, par lâcheté d’homme marié, sa maîtresse.

Et pourtant Ned est aussi un outsider.
Quand il apparaît chez ses amis Dan et Helen, vêtu de son seul maillot de bain, il semble à la fois un familier et, sinon un étranger, du moins un disparu depuis un long temps, c’est un revenant.


 

Tout le dialogue de cette scène-matrice est dans cette équivoque, entre un jeu social bien réglé (l’évocation de la soirée d’hier) et ce personnage de Ned dont on ne sait d’où il vient ("I was around, here and there") en cette tenue, et qui va forger ce dessein de rentrer chez lui par les piscines qui jalonnent la vallée. "I want to swim home" va être son programme et son leitmotiv.


 

Aussi à la faveur de ce périple et de ses rencontres, le film va composer ce "portrait de groupe autour de la piscine", mais aussi le portrait d’un homme à la dérive, plongeant à chaque piscine dans des strates plus intimes et plus sombres de son être. La descente et la traversée de la vallée vont devenir une remontée dans le temps, exhumant les amis oubliés, les amours non vécues, les amantes délaissées. La piscine devient lieu du retour et de remémoration, retour à la vie, vivification. Une pisci-analyse.

Un retour à la vie. Ned, en sa quasi nudité, est comme un mort-vivant, son circuit est comme une ressortie d’une longue nuit, mi-vécue / mi-rêvée, un éveil du passé enfoui, un mystère de sa vie présente.
Ainsi de sa rencontre avec une ancienne baby-sitter de ses filles, où se croisent les souvenirs d’un temps heureux et le trouble de son attirance envers la jeune femme, imaginant en une rêverie vivre leur amour dans un château en Irlande.


 


 

Libéré de toutes les contraintes sociales, Ned est un être d’imagination. Il peut entraîner un jeune garçon dans la traversée à la nage d’une piscine sans eau, pour revenir au réel en s’effrayant par la suite que sa fiction ne conduise le garçon à plonger dans le bassin vide. Cette séquence de la piscine vide au bleu virginal, entre réel et envoûtement, est une des plus belles du film, d’une force plastique et onirique qui anticipe sur les films de David Lynch.


 

Ned a deux versant : d’un côté, son être social qui lui revient dans ces rencontres d’un dimanche après-midi de désœuvrés, et de l’autre, un versant qui le fait s’immerger du côté de la nature.
Alors que les propriétaires et leurs invités ne plongent jamais dans leur piscine, centre vide du paraître, autosuffisant ("Pourquoi voyager, dit l’un d’eux, quand on a une piscine ?), lui, de plongeon en plongeon, va retrouver sans cesse, l’élément naturel, s’y ressourcer. Ce versant s’ouvrant lui aussi à un dédoublement : la piscine comme surface de projection, commencement d’un voyage, la piscine comme idée, potentiel d’un monde fictionnel, et, sur l’autre face, comme envers du jeu social, élémentaire et animal. Ned est miroir de la nature. C’est de son œil bleu, reflet du ciel, que va naître cette odyssée des piscines, et le film va multiplier ces jeux de miroir : eau-ciel, ciel-œil, œil-cheval, où Ned va s’égaler et se fondre dans l’immensité du ciel, la clarté de l’eau ou la course du cheval.
Et le film va reprendre tout un lexique visuel du thème des éléments et de l’eau : flous, reflets, surimpressions, accéléré, ralentis, renforçant cette double dimension de la nature et de l’imagination.


 

On est au plus proche d’un cinéma de la métaphore de l’eau, de la plastique de l’eau, où la piscine est comme la forme cadrée d’un élément mouvant, traversée de mouvements et le film va constituer de cadre en cadre, de piscine en piscine, la ligne, le récit, du parcours d’une vie. La piscine comme raccourci des temps et des lieux. De la juxtaposition des piscines, de cette suite discontinue, Ned va former le fil continu d’un flux, former une rivière, "The Lucinda River" d’après sa femme. "Piscinéma" disait Man Ray.

The Swimmer entrecroise donc plusieurs lignes : ligne sociale, ligne formelle, ligne onirique, et ligne existentielle.
Outre le projet de contrainte oulipienne (1) d’avoir à passer par chaque piscine, et la ligne de critique sociale, ou d’un monde rêvé, s’affirme donc une ligne de vie où chaque rencontre va révéler une part du passé de Ned, une part de sa personnalité, et nous le rendre en fait de plus en plus obscur.
Du rien d’où il est apparu, s’est créé un personnage de mystère : il fut de ce monde, il a failli (financièrement ? les conversations avec le couple de nudistes (2) ou avec les commerçants à la piscine publique, semblent aller en ce sens), et c’est sur cette ligne de faille qu’il va monter à sa destinée.


 

D’onirique, dans ces rencontres avec la Julie baby-sitter, puis avec le garçon à la piscine vide, le film devient plus réaliste avec les deux dernières piscines. La séquence dans la maison de Shirley, une ancienne maîtresse, est comme un film dans le film.
Tournée par Sydney Pollack (Lancaster ne supportait plus Frank Perry), elle est d’une facture plus dramatique et sera le cadre d’un effondrement de Ned (déjà blessé dans sa course avec Julie, et envahi par le froid). Confronté au réalisme brut de Shirley (qui ironise sur le "never never land" de l’idéal familial), il va perdre de cette superbe de son corps (3) et le flou où il se réfugie va s’y briser. Il redevient enfant.


 

Commence alors une épreuve, anticipée par la traversée d’une autoroute au trafic intense, torrent métallique, qu’il va vivre comme une chute, où il devra tracer sa ligne à travers une piscine publique surpeuplée et vulgaire (4), il y connaîtra, en cette dernière station, comme un calvaire fait d’humiliation d’homme misérable (il n’a pas d’argent), de dernier des hommes, de lavement de pied, de rappel de ce qu’il fut, de ce qu’il est, de comment il est considéré, poursuivant le travail de réel commencé par Shirley.


 

Alors il va gravir la colline, le rocher, en déréliction, dépouillé, christique, en fusion maintenant avec la pierre, comme "L’Homme qui rétrécit" fusionnait avec la nature, pour arriver, animal blessé, à la grille rouillée de son jardin.
Il a froid, le jardin est abandonné, il pleut, le tennis désert est inondé. Y résonnent encore les rires de ses filles et le choc des balles (un écho au Blow up de Antonioni, réalisé la même année ?).


 


 


 

Il atteint la maison, la porte est fermée. Par la vitre cassée de la fenêtre, la caméra entre dans la maison. Elle est vide, inhabitée. En ruines.
Nous sommes chez Visconti, Sirk, Duras. Lui toujours à la porte.
Où sont femmes, enfants …. ?
Il s’effondre (5).
Au fond. Jusqu’au point de non-retour.
Un homme a nagé.

Prosper Hillairet
Jeune Cinéma n°336-337, avril 2011

* The Swimmer, tourné en 1966, sorti en 1968, est le troisième film de Frank Perry qui signera une quinzaine d’œuvres jusqu’en 1992. En 1962, dans David et Lisa, sa première réalisation, il met en scène l’amour d’un jeune phobique et d’une schizophrène dans une clinique psychiatrique, et dans Lady Bug, Lady Bug, en 1963, il raconte le périple d’enfants traumatisés en fuite suite à une alerte nucléaire. The Swimmer, ressorti à l’automne 2010, connu seulement d’un petit groupe d’amateurs, est un film rare ; peu d’histoires et de dictionnaires du cinéma en parlent. Jean Tulard lui consacre une notice dans son Guide des Films (Bouquin, 2005), le qualifiant "d’apologue" et dans un article de la revue Écran (mai 2006), Philippe Azoury signale que le film passe régulièrement la nuit sur les chaînes américaines du câble où il rencontre un certain succès.

1. Ou Oucipien (Ouvroir de cinématographie potentielle). On pense au texte et aux œuvres à contraintes et, pour la description d’un monde réifié, aux Choses de Georges Perec. Cet article n’échappant pas lui-même à la contrainte d’avoir à citer un certain nombre de fois le mot "piscine".

2. La nudité complète de ce couple, devant qui Ned va enlever son maillot, pourrait les mettre de son côté, mais ils vont se révéler les plus agressifs et hypocrites envers lui.

3. À nous rappeler le Burt Lancaster du Guépard ou de la fameuse scène de la plage dans Tant qu’il y aura des hommes.

4. Ici The Swimmer renverrait à des films comme Chute Libre de Joel Schumacher et Collatéral de Michael Mann, où, dans les deux cas, un personnage trace sa ligne à travers un environnement urbain et humain.

5. "Un vrai film de noyé" écrivait Philippe Azoury.


The Swimmer (Le Plongeon aka Un homme à nu). Réal : Franck Perry (et Sydney Pollack, non crédité) ; sc : Eleanor Perry d’après John Cheever ; ph : David L. Quaid ; mus : Marvin Hamlsch. Int : Burt Lancaster, Janice Rule (USA, 1968, 94 mn).



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