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Chirat, Raymond (1922-2015) I
Une vie, une œuvre
publié le dimanche 11 octobre 2015

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°368, automne 2015


 


Raymond Chirat est mort, le 26 août 2015, à Lyon, dans l’appartement même où il était né, il y a quatre-vingt-treize ans.


 


 

Dire que sa disparition nous touche profondément serait une litote. Et si on regrette l’historien à la renommée internationale, on regrette surtout l’ami, celui de Jeune Cinéma et de ses animateurs successifs depuis les débuts de la revue, d’une fidélité sans failles et toujours renouvelée.
Les voyages vers l’Institut Lumière, au cours de l’année ou pendant le festival d’octobre, n’auront plus tout à fait la même saveur, maintenant que s’efface la perspective de le retrouver, dans le Hangar du premier film ou dans son perchoir aux archives de l’avenue du Maréchal de Saxe. Même si Mijo, "la compagne idéale, comme on n’en imagine plus", ainsi qu’il l’évoquait dans une lettre, la dernière qu’il nous envoya, est heureusement toujours là, il manquera désormais à Lyon un de ses enchanteurs permanents et au cinéma français son encyclopédiste le plus acéré.

Tous les amateurs du cinéma français, tous les historiens, chercheurs, fouineurs, micro-analystes, scruteurs de génériques pointilleux et maniaques du détail savent ce qu’ils lui doivent : il a d’abord déblayé un terrain presque en friche, celui du cinéma français des années trente, rarement exploré hors des territoires déjà balisés par la tradition, orale ou écrite, puis, au fil des années, seul ou en compagnie, tout le cinéma français de fiction de 1908 à 1970, courts métrages inclus (même s’il s’est arrêté à 1950).


 


 

Son Catalogue des longs métrages français de fiction 1929-1939, (1) premier du genre, publié il y a tout juste quarante ans, constitua immédiatement une bible pour les amateurs de la période, toujours livrés à eux-mêmes dès lors qu’il s’agissait de se frayer un chemin dans un univers obscur.


 

Durant les années soixante, les films que nous dispensait Henri Langlois arrivait comme des aérolithes. Du côté de Renoir, Duvivier, Clair ou Feyder, pas de problème, ils garnisssaient déjà le Sadoul qui nous servait de guide. (2)
Mais l’éblouissement devant Dans les rues de Victor Trivas, Avec le sourire de Maurice Tourneur ou Monsieur Coccinelle de Bernard-Deschamps, comment l’expliquer ?
Comment relier ces films au reste du territoire ?


 

Le catalogue Chirat ne décrivait pas le cinéma des années trente - ce n’est que quelques années plus tard que Hatier publia ses volumes de synthèse sur les trois décennies qui vont du parlant à la Ve République -, il énumérait les 1305 films tournés, avec des index reprenant tous les protagonistes, devant et derrière la caméra. Merveilleux sésame ! On en connaît pas mal qui, comme nous, l’ont lu dans l’ordre alphabétique, histoire d’explorer parfaitement ce sujet encore inconnu - ah, la poésie des listes…


 

Ensuite, il y eut tous les autres catalogues, déjà évoqués.
Et aussi et surtout, le reste, ces portraits d’acteurs égrenés au fil des quatre volumes composés avec Olivier Barrot, ces "gueules d’atmosphère", ces "excentriques", ces "inoubliables", guirlande inégalable à la gloire des premiers et seconds rôles des années trente et quarante, les Saturnin Fabre, André Lefaur, Sinoël, Paulette Dubost, Corinne Luchaire ou Florelle - nous en avons recensés plus de quatre cents sans avoir encore tout dépouillé.
Car il savait avec raison que, tout autant (et plus même) que les réalisateurs, ce sont les acteurs qui ont donné au cinéma français des belles années sa dimension et sa couleur. Son savoir couvrait même les troisièmes couteaux, pour reprendre le titre des savoureux mémoires de Jean Champion. Il suffit de lire les compléments qu’il apporta au coup de chapeau à l’obscure Julienne Paroli lancé par Alain Virmaux dans Jeune Cinéma : tout y était, dates et lieux de naissance et de décès, activités théâtrales et apparitions à l’écran, aucune ne dépassant pourtant la minute. (3)
Car "tous ces acteurs de complément, toujours à la peine, jamais à l’honneur, providences du cinéma français de l’avant-guerre, méritent bien un salut…" concluait-il.


 


 

Ces connaissances encyclopédiques auraient pu en faire un donneur de leçons.
Jamais pourtant nous ne l’avons vu s’emporter contre les historiens d’occasion approximatifs, les universitaires pontifiants, les récupérateurs de données, qui ne manquent pas dans le petit milieu. C’était un homme-source, toujours prêt à l’échange, toujours disponible pour accueillir les poseurs de question, à condition qu’ils fassent preuve d’un amour du cinéma de la même espèce que celui qui l’animait.


 

La preuve en est sa collaboration à la folle entreprise de Armel De Lorme, qui a décidé de reprendre son travail en l’amplifiant, sous forme d’un catalogue alphabétique raisonné dans lequel chaque long métrage français tourné entre 1929 et 1979 fera l’objet d’une notice développée (4). Aventure placée sous son parrainage, qu’il surveillait attentivement, toujours prêt à fournir un éclairage supplémentaire et qui ne s’est pas révélée aussi suicidaire que prévue, puisque, lancée par un premier tome (qu’il avait préfacé) en 2009, elle verra bientôt sortir le treizième. Six années pour aller de À belles dents à Dynamite Jack, Raymond savait qu’il ne verrait pas Les Zozos, mais la ténacité de ceux qui "envers et contre tout, se multiplient et s’éparpillent pour la bonne cause", comme il nous l’écrivait, lui apportait le réconfort et la certitude que son opus magnum serait poursuivi.

Il aurait pu n’être qu’un historien impeccable et respecté (le ministère de la Culture, pas toujours si mal inspiré, le nomma en 2005 commandeur des Arts et Lettres).
Il fut aussi un écrivain, un écrivain à l’ancienne, sachant user de toutes les ressources du style, comme ces auteurs à la prose étincelante qu’il affectionnait, Anatole France, Paul Léautaud, Jean Giraudoux ou Valery Larbaud ou ces théâtreux tout en pointes, Tristan Bernard, Sacha Guitry ou Édouard Bourdet.


 

Ce qu’il ne pouvait exprimer dans les catalogues où primait l’information, il le réservait à ses analyses de films : la quinzaine de textes de présentation des Français et leur cinéma 1930-1939, qui accompagnaient la cinécure de la Maison de la Culture de Créteil en 1973, restent pour nous un modèle, pas seulement parce que c’était la première fois que nous lisions du Chirat, mais parce qu’en vingt lignes exemplaires, il parvenait à cerner l’essence du film, ses qualités (ou ses défauts) et la manière dont il s’inscrivait dans une continuité, celle de son auteur aussi bien que celle du genre qu’il illustrait. Découvrir Claudine à l’école de Serge de Poligny ou L’Entraîneuse de Albert Valentin sous de tels auspices laisse des souvenirs peu effaçables.

Il y aurait encore d’autres aspects à aborder, qui le seront nécessairement un jour - il faudra bien que quelqu’un s’y colle, au rassemblement des critiques, notices, préfaces, articles dispersés au fil des revues qu’il honora de ses textes, Cahiers de la Cinémathèque, Cinéma, Écran, 1895 (il fut président, entre 1988 et 1992, de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma) et Jeune Cinéma.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°368, automne 2015

1. Raymond Chirat, Catalogue des longs métrages français de fiction 1929-1939, Cinémathèque royale de Belgique, 1975 ; réédition en 1981.

2. Georges Sadoul, Le Cinéma français 1890-1962, Paris, Flammarion, 1962.

3. Jeune Cinéma n°274, mars-avril 2002 ; Jeune Cinéma n°275, mai 2002.

4. Armel Delorme, Éditions L’@ide-mémoire.



Bibliographie essentielle

* Raymond Chirat, Julien Duvivier, SERDOC, 1968.

* Raymond Chirat, Henri Decoin, L’Avant-scène cinéma, 1973.

* Raymond Chirat & Olivier Barrot, Christian-Jaque, Cinémathèque suisse, 1976.

* Raymond Chirat & Olivier Barrot, Les Excentriques du cinéma français, Veyrier, 1983.

* Raymond Chirat, Le Cinéma français des années trente, Hatier, 1983.

* Raymond Chirat, Le Cinéma français des années de guerre, Hatier, 1983.

* Raymond Chirat, La IVe République et ses films, Hatier, 1985.

* Raymond Chirat & Olivier Barrot, Inoubliables !, Calmann-Lévy, 1986.

* Raymond Chirat, Atmosphères, Hatier, 1987.

* Raymond Chirat & Olivier Barrot, Gueules d’atmosphères. Les acteurs du cinéma français 1929-1959, Gallimard, 1994.

* Raymond Chirat & Olivier Barrot, Le Théâtre de boulevard, Galllimard, 1998.

* Raymond Chirat & Olivier Barrot, Noir et Blanc, Flammarion, 2000.

* Raymond Chirat & Olivier Barrot, Salut à Louis Jouvet, Éditions du Rocher, 2002.

* Raymond Chirat, La Vie de Marguerite Moreno, Éditions du Rocher, 2003.

* Raymond Chirat & Olivier Barrot, Sacha Guitry, l’homme-orchestre, Gallimard, 2007.

* Raymond Chirat & Olivier Barrot, La Vie culturelle dans la France occupée, Gallimard, 2009.



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