Rencontre avec Fay Wray (2002)
Jeune Cinéma n°275, mai 2002
À la fin des années 20, elle recevait son premier grand rôle dans La Symphonie nuptiale (The Wedding March,) de Erich von Stroheim (1928). Puis ce fut King Kong de Merian Cooper & Ernest Schoedsack, en 1933, film qui la rendit mondialement célèbre. C’est elle, en effet, la fragile femme blonde hurlant de frayeur, minuscule au creux de la main de l’immense gorille en train d’escalader l‘Empire State Building.
Actrice la plus demandée de Hollywood dans les années 30, elle fut la partenaire (à l’écran) de toutes les plus grandes stars masculines d’Amérique : Gary Cooper, Cary Grant, Melvyn McDouglas, Joel McCrea...
À 94 ans, Fay Wray se porte comme une fleur, et se fâche toute rouge lorsqu’un insolent se permet de parler d’elle comme d’une old lady. La Viennale, le festival de film de Vienne, vient de lui consacrer une très belle rétrospective. Ne témoignant d’aucune frayeur face à l’idée de monter dans un avion malgré les attentats du 11 septembre 2001, cette New-Yorkaise en profita pour se rendre dans la capitale autrichienne, ville natale de son "cher" Erich von Stroheim (1885-1957).
P.D.
Jeune Cinéma : En 1929, vous passez brusquement du muet au parlant. Comment avez-vous vécu ce bouleversement ?
Fay Wray : Ce n’était pas si terrible que cela. Tout s’est très bien passé. J’ai eu besoin de m’entraîner un peu. À cette époque, j’étais mariée avec un homme très intelligent, John Monk Saunders, qui avait beaucoup de relations. Il organisa pour moi un enregistrement test, ce qui me mit très à l’aise. Je me suis rendu compte que ma voix était un peu trop claire, sans réelle dimension. En fait, personne n’était vraiment satisfait de la façon dont sa voix se retrouvait reproduite. Mais tout le monde était obligé d’en passer par là.
J.C. : Certains acteurs ou actrices très célèbres ont cependant vu leur carrière soudain détruite lors du passage au parlant.
F.W. : Non, pas du tout. En fait, je ne me souviens que d’un seul cas de ce type, John Gilbert, et c’est tout. C’était un génie du muet, mais il avait une horrible voix de crécelle !
J.C. : Dans les années 30, vous étiez l’actrice la plus célèbre de Hollywood. Comment expliquez-vous votre succès ? Seulement parce que vous étiez très belle ?
F.W. : Non, pas seulement parce que j’étais très belle, mais j’aimais aussi plaire. Déjà, quand j’étais enfant, j’observais le pasteur faire son sermon, et je me disais que j’aimerais retenir l’attention du public comme lui. D’autre part, j’étais très consciencieuse dans mon travail. Les agents m’appréciaient pour cela. Et surtout, j’adorais cet univers. J’avais un contact très fort avec la caméra, je la sentais mon amie. Vous n’avez pas besoin de travailler pour la caméra, vous devez la laisser vous trouver et devenir votre amie. C’est un instrument merveilleux, vraiment capable de percer le plus profond de vous-même.
J.C. : King Kong, le film qui vous a rendu tellement célèbre, peut être considéré comme le premier film à trucages. Comment était le gorille, en réalité ? Gigantesque ?
F.W. : Non, pas du tout (rires) ! En vérité, il ne mesurait même pas 50 centimètres. Les techniciens avaient construit un bras très long, qui mesurait dans les deux mètres. Quant à la scène sur l’empire State Building, elle a été tournée dans à l’extérieur de Los Angeles, sur un espace où ils ont reconstruit plusieurs immeubles de New York. Mais la tour elle-même ne mesurait pas plus de quatre mètres.
J.C. : À travers nombre de vos films, vous apparaissez comme une femme frêle victime de la brutalité des hommes. En fut-il ainsi dans la réalité ?
F.W. : Non, jamais de la vie ! Je n’ai jamais été la victime de personne (rires). J’ai toujours eu ma façon de penser à moi. Cependant, lors de mes mariages (3 en tout, ndlr), j’ai toujours laissé à mon mari la première place. Je n’ai jamais éprouvé de désirs de domination.
J.C. : Avez-vous eu des activités politiques ?
F.W. : Quand j’étais jeune, j’étais tout naturellement républicaine, parce que mes parents l’étaient. Un soir, j’ai eu une dispute très forte avec mon mari de l’époque, John Monk Saunders. Il était démocrate engagé, et devint tellement furieux contre moi, qu’il quitta le restaurant où nous étions sans payer l’addition ! Cela m’a fait un tel choc que je suis devenue moi-même démocrate (rires) ! Depuis lors, je me suis toujours intéressée à la politique. Qu’ils aient raison ou tort, les gens politisés se préoccupent réellement du monde.
J.C. : Les studios ont bien tenté de vous unir avec un de leurs plus beaux acteurs (Gary Cooper, Spencer Tracy, etc.), sans y réussir. Pourquoi ?
F.W. : Gary Cooper était un type très sympa, mais pour moi, il était un peu comme mon frère. J’aimais beaucoup son sens de l’humour, mais il n’y a jamais rien eu entre nous. S’il y en a un pour lequel je me suis sentie attirée, c’est Cary Grant. Nous jouions ensemble dans une pièce de théâtre, Nikki, écrite par mon mari John Saunders. Cary Grant était grand, vraiment beau, et très bon acteur. Plus tard, j’ai appris que lui aussi avait eu de l’attraction pour moi. Mais rien ne s’est vraiment passé. En fait, j’ai toujours été attirée plutôt par des esprits intellectuels. Dans ce milieu, cela signifiait les scénaristes. Deux de mes maris étaient scénaristes et écrivains de pièces de théâtre. J’ai été aussi très liée avec Clifford Odets et Sinclair Lewis. J’admire cette capacité des écrivains à faire sortir un monde complet de leur seule imagination.
J.C. : Le premier film qui vous lança fut The Wedding March, de Erich von Stroheim. Quelles furent vos relations avec lui ?
F.W. : C’était un mélange de beaucoup de respect et d’excitation. À cette époque, il avait la réputation d’être très dictatorial avec ses acteurs. Mais j’étais fascinée par lui, par sa façon toujours très élégante de s’habiller, par ses qualités professionnelles extraordinaires. J’avais conscience d’être dirigée par un très grand réalisateur, cela me remplissait de joie. Il ne s’est fâché contre moi qu’une seule fois. C’était lors d’une scène dans la cathédrale Saint-Étienne, à Vienne (l’histoire du film se passe dans l’empire austro-hongrois). Il voulait que je me mouche de façon très bruyante et vulgaire, comme une paysanne. Mais j’ai refusé (rires).
J.C. : Dans vos mémoires (1), vous évoquez un désir latent entre vous, jeune actrice de 19 ans, et Erich von Stroheim, réalisateur de 42 ans, et marié de surcroît. Avez-vous eu une liaison avec lui ?
F.W. : Non, je n’ai jamais pensé à une chose pareille ! Mais une fois, sans le vouloir, je me suis mis dans une situation très embarrassante. Je voulais lui exprimer mon admiration, et aussi ma reconnaissance de m’avoir offert ce rôle, qui allait changer ma vie, je le savais. Et je lui ai lancé, sans me rendre compte de ce que je disais : "Je vous aime !". Or, nous nous trouvions dans son bureau, seuls. Il se mit alors à vouloir m’embrasser. C’est là que j’ai eu une idée maligne. Je lui ai dit : "Attendez, je crois que j’entends du bruit !". Il me lâcha, et je pus m’enfuir (rires).
J.C. : Vous avez joué dans presque 80 films. Mais à cause du succès de King Kong, le public a tendance à ne retenir de vous que l’image de la femme effrayée par le monstre. Souffrez-vous de cela ?
F.W. : Non, j’ai toujours été reconnaissante envers mon partenaire grand et poilu de m’avoir rendu aussi célèbre. Je suis fière d’avoir fait partie d’une œuvre devenue universelle. Cependant, il est vrai qu’à l’époque, les studios avaient la mauvaise habitude de vouloir classer très vite leurs acteurs dans des stéréotypes. Moi, je devins connue en tant qu’héroïne de film d’horreur, uniquement parce que je savais très bien hurler de frayeur. Même si je sais que j’ai été capable de jouer sur des registres très différents.
Propos recueillis par Pierre Daum
Vienne, 2002
Jeune Cinéma n°275, mai 2002
1. Fay Wray, On the Other Hand. A Life Story, New York, St. Martin’s Press, 1989.