De la démocratie au fascisme
Rencontre avec Marco Leto (1931-2016).
à propos de La villeggiatura (1973)
Jeune Cinéma n°74, Nouveau cinéma italien, novembre 1973
Le festival de Venise, né en 1932, sous le fascisme, a une histoire agitée.
Après 1968, les contestations du statut archaïque de la Mostra se mulitplient et les prix ne sont pas attribués, ce qui durera jusqu’en 1979.
En 1972, l’ANAC (Association nationale des auteurs de cinéma) et l’AACI (Association des auteurs de cinéma italiens), organisent une contre-Mostra : les Journée du cinéma italien.
En 1973, la Mostra officielle n’a pas lieu et seules se tiennent les Journées démocratiques du cinéma italien.
La revue Jeune Cinéma est là, et rencontre Pier Paolo Pasolini, Florestano Vancini, Elio Petri, Lino del Fra, Cecilia Mangini, Marco Leto, Giancarlo Cobelli.
Cf. "Venise rendu aux cinéastes, Les Journées démocratiques de Venise 1973" in Jeune Cinéma n°74, novembre 1973
A.T.
Marco Leto : Il ne faut pas juger de la gestion d’État pour les films que vous allez voir parce qu’ils constituent une parenthèse dans la gestion. Ils ont été réalisés pendant les 6 mois où l’Ente di stato a eu un président socialiste, qui pour avoir produit ces films, a dû disparaître : les structures font une opération de rejet, elles ne rejettent pas un homme mais sa volonté de faire une politique cinématographique. Les structures telle qu’elles sont en Italie sont en mesure - ça a l’air paradoxal - de faire les films que vous allez voir. Je pense que ceci peut être un point de départ pour une réflexion commune : l’Italie, le cinéma italien a besoin d’une structure différente qui peut lui permettre de s’exprimer et de vivre.
En fait, il faudrait revoir tout le mécanisme du crédit cinématographique d’État, qui actuellement fonctionne de manière à favoriser seulement les grands du cinéma et pas les petits - comme s’il fallait toujours donner l’argent à celui qui en a le plus.
Il faudrait livrer bataille pour un circuit de cinéma alternatif.
Et se débarrasser de cet énorme appareil éléphantesque de l’État, qui ne sert à rien, qui coûte très cher.
Et se servir de cet argent pour faire des films qui changeraient le visage du cinéma italien.
C’est mon opinion à moi, ce n’est pas du tout celle des associations d’auteurs.
L’État, selon moi, est, par nature, réactionnaire. Sa logique est de devenir réactionnaire. Dans la gauche italienne, il y a un mythe de l’État, un mythe qui provient d’une lecture non critique de Lénine. On oublie qu’en 1917, lorsque Lénine conquit l’État, la Russie était un pays qu’il ne gouvernait pas, qu’il contrôlait seulement tout au plus. L’État, c’est ce qui existe de plus réactionnaire, mais on continue tout de même à le renforcer. C’est absurde.
Jeune Cinéma : Est-ce interpréter justement votre film, La villeggiatura (1) que de penser que son thème central est la continuité de l’État à travers les régimes différents, incarnés par le personnage du commissaire ?
M.L. : Certainement. Les régimes différent, ils offrent le visage qui est le mieux adapté à la situation qui se présente. Quand la situation est suffisamment dramatique, le régime devient fasciste. Quand elle l’est moins, c’est la démocratie : la soi-disant démocratie. L’État varie, du fascisme à la démocratie selon la nécessité, mais la logique est la même. C’est effectivement le thème du film.
JC : C’est aussi la découverte que la démocratie est aussi répressive que le fascisme à visage découvert.
M.L. : Oui. Et, là, je voudrais dire quelque chose de polémique sur l’antifascisme. Je veux combattre cet antifascisme triomphaliste, ces manifestations unitaires, qui sont terriblement mystificatrices, pour affronter le cœur du problème. Ce triomphalisme ne date pas d’aujourd’hui, il est de tradition en Italie, de la Résistance à aujourd’hui. Et c’est la raison pour laquelle le film gêne tout le monde. Tout le monde en dit du bien, mais il y a peu de gens qui l’aiment vraiment.
JC : Cette gêne vient sans doute de la manière assez critique dont vous montrez les militants communistes.
M.L. : C’est en réaction à l’habitude qu’on a de représenter les communistes à la manière des Russes, du réalisme socialiste. Ce n’est pas "vrai". Et de plus, c’est une manière selon moi de déviriliser les communistes. "Le parti ne s’est jamais trompé, a toujours raison, n’a jamais changé". C’est du stalinisme, et moi j’appelle ça "l’Église rouge".
JC : Le communiste est un personnage dont les formulations sont toujours théoriques.
M.L. : Il parle, avec disons, des phrases qu’il a lues. Il les ajuste comme il peut. Il n’a pas d’instrument de culture. Cela ne veut pas dire qu’il ne dit pas des choses justes, même s’il les dit de manière irritante.
JC : Donc on peut dire que vous n’avez pas seulement étudié les rapports d’un libéral avec des militants, mais que le personnage pourrait être communiste ?
M.L. : Bien sûr.
JC : Et sur ce point le film est optimiste puisque ce personnage trouve son chemin sans se détruire…
M.L. : J’ai voulu montrer aussi la difficulté des rapports entre les intellectuels et la classe ouvrière. On n’a jamais fait l’histoire des intellectuels du parti italien, ils sont toujours restés une classe dirigeante. L’histoire de Franco Rossini, c’est un peu l’histoire de sa rupture avec sa classe. Le film finit au moment où tout commence pour lui.
JC : Pourquoi avoir pris comme personnage un partisan de Giolitti ? Un jeune libéral ?
M.L. : Non pas exactement un libéral. Un partisan convaincu de la démocratie, un radical. Le film ne raconte pas une histoire vraie mais s’appuie sur des faits vrais, comme l’évasion de Carlo Roselli (2). Nous avons étudié de près l’histoire du "Confino". Le personnage de Guasco est historique, c’était un détraqué, un drogué. L’assassinat du communiste s’est passé à Lipari, comme l’épisode de l’anarchiste qui ne veut pas crier Viva Il Duce ! et se fait poignarder. Mais mon film n’est pas un film historique, c’est une métaphore.
JC : La réussite du film tient à l’équilibre gardé entre la vérité historique, la métaphore qui permet de l’actualiser, et aussi la précision psychologique que vous ne refusez pas.
M.L. : Je n’ai certainement pas fait un film psychologique, mais la psychologie permet d’expliquer le rapport du professeur avec le commissaire. Tandis qu’avec le militant, la communication s’établit à travers l’idéologie. Le commissaire a la même culture, les mêmes habitudes, la même psychologie. Elle est vue objectivement, pas subjectivement.
JC : Mais il me semble que l’idéologie ne suffit pas à établir la communication entre le militant et le professeur : elle est à un moment un barrage. Ce serait plutôt une pratique commune, celle de l’évasion qui l’établirait ?
M.L. : Pas exactement. L’idéologie la gêne au début, quand le professeur fait son cours. Mais, à la fin, quand il décide de s’évader, ce n’est pas seulement la mort du militant qui l’a convaincu, ce sont les paroles justes qu’il a entendues et comprises. Il a découvert que le fascisme, ce n’était pas Guasco, mais le commissaire.
Propos recueillis par André Tournès
Journées démocratiques du cinéma, Venise, août-septembre 1973
Jeune Cinéma n°74, Nouveau cinéma italien, novembre 1973
* Cf. aussi Entretien avec Cecilia Mangini (1927-2021), scénariste de La villegiatura.
1. La villeggiatura n’est pas le premier long métrage de Marco Leto.
Précédemment, il a réalisé un certain nombre de téléfilms : La sconfitta di Trotsky (1967), Incidente a Vichy (1969), La resa dei conti : Dal gran consiglio al processo di Verona (1969), La rivolta dei decabristi (1970) et, le plus récent, Donnarumma all’assalto (1972).
2. Carlo Roselli, qui s’est évadé de Lipari, avec Emilio Lussu.
La Villeggiatura. Réal : Marco Leto ; sc : M.L., Cecilia Mangini & Lino del Fra ; ph : Volfango Alfi ; mont : Giuseppe Giacobino ; mu : Egisto Macchi. Int. : Adalberto Maria Merli, Adolfo Celi, Milena Vukotic, John Steiner, Biagio Pelligra, Roberto Herlitzka (Italie, 1973, 112 mn).