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Karina, Anna (1940-2019) (e)
Entretien avec Luce Vigo (1973)
publié le mercredi 14 février 2018

Rencontre avec Anna Karina (1940-2019)
À propos de Vivre ensemble (1972)

Sorties le jeudi 3 mai 1973 et le mercredi 14 février 2018

Jeune Cinéma n° 73, septembre-octobre 1973


 


Jeune Cinéma : Pensiez-vous à ce film depuis longtemps ?

Anna Karina : J’y pensais, oui, mais vaguement. Je n’osais pas vraiment. Il y a un an et demi environ que le scénario était écrit quand je l’ai tourné. C’est aux États-Unis - où je suis restée six mois avec des amis, après avoir tourné un film, où j’ai voyagé comme ça, à droite, à gauche, en découvrant des tas de gens qui faisaient des films en 16, en magnétoscope, etc… - que je me suis dit : "Mais après tout, pourquoi ne ferais-tu pas ton film, toi ? Quelles raisons as-tu de ne pas le faire ?"
Et je suis rentrée en France avec l’idée de faire mon film.
Il me fallait tourner avant que les feuilles tombent. Il me fallait les quatre saisons, le film se passe sur deux ans. J’avais besoin de moments sans feuilles sur les arbres pour l’hiver mais avec des feuilles encore sur les arbres, ce peut être à la fois l’été, l’automne et le printemps.

J.C. : Pourquoi avez-vous choisi ce sujet si souvent traité ?

A.K. : J’ai voulu faire une histoire d’amour, parce que c’est ce que je connais le mieux, enfin dans la mesure où l’on peut connaître quelque chose vraiment, ce qui n’est pas sûr non plus. De toutes façons, entre le sujet politique, le "message" et une histoire d’amour, j’ai choisi l’histoire d’amour, dans laquelle les gens ont 30 ans. On ne parle jamais des gens qui ont 30 ans : ils sont entre deux chaises, ils ne sont pas jeunes, ils ne sont pas vieux non plus. Et puis, je voulais qu’il y ait transfert, qu’il devienne ce qu’elle était au départ et vice-versa. Comme a dit Truffaut, le film aurait pu s’appeler Criss Cross.

J.C. : N’est-ce pas un peu systématique ? Pensez-vous que ce transfert se fait souvent à l’intérieur du couple ?

A.K. : Je pense que ça arrive souvent, dans un certain quartier en tous les cas. J’habite Saint-Michel depuis dix ans et si l’histoire se passe comme ça, c’est que j’ai piqué un peu dans tout le monde au Quartier : c’est ce que j’ai vu autour de moi. L’idée du prof correspond à des profs que je connais, la fille, c’est la fille qui est un peu partout à Saint-Germain…

J.C. : Donc, c’est un film qui s’inscrit quand même dans un contexte social actuel ?

A.K. : Je ne sais pas. Au départ, je comptais raconter une histoire comme un faits divers, un peu comme une histoire que vous lisez dans le journal. Maintenant que le film est terminé, je me rends compte qu’il dérange plus que je ne le pensais, que les gens se posent plus de questions par rapport à ce film que moi. Des gens m’ont dit : "C’est un film contre les hommes…" Franchement, je ne vois pas pourquoi. Parce que le personnage masculin est veule, parce que c’est un "anti-héros" ?
Mais devant des films comme Born to Win ou More, où les personnages masculins sont totalement négatifs, personne n’a été scandalisé, personne n’a dit que c’étaient des films contre les hommes. J’ai entendu tellement de choses auxquelles, franchement, je n’avais pas pensé ! En fait, c’est l’histoire de deux êtres qui vivent ensemble, avec des hauts et des bas.


 

J.C. : Quel plaisir autre que celui que vous aviez goûté comme comédienne avez-vous découvert ?

A.K. : Une grande joie de voir des images, de travailler avec les autres. Je me suis rendu compte - et c’est une question que l’on m’a souvent posée - que l’autorité est un problème qui n’existe pas tellement. Il ne s’agit pas de crier fort, mais de faire croire aux gens qu’ils ont la même pensée que vous huit heures par jour, leur donner le même plaisir à faire la même chose, à travailler en famille. Il s’est fait que, dans cette histoire, j’ai été le chef de famille. Cette réponse-là, je l’ai trouvée hier !

J.C. : N’aviez-vous pas déjà cette impression de fête de famille dans les films que vous avez tournés comme comédienne, avec Jean-Luc Godard, par exemple ?

A.K. : Si, absolument : l’impression de participer de façon tout à fait normale et naturelle. Je ne dis pas que ce n’était pas difficile parfois. Mais même s’il y a eu quelques disputes qui font partie d’un tout, quand on a tourné Pierrot le fou, c’était la joie !

J.C. : Dans votre film, vous avez un rôle très important…

A.K. : Pas plus que celui de l’homme…

J.C. : Oui, mais pour vous, était-ce une leçon de vous mettre en scène d’une manière qui correspondait mieux à ce que vous auriez voulu que l’on vous demandât dans vos films précédents ?

A.K. : Ah non ! D’abord, il y a l’histoire, on l’aime ou on ne l’aime pas. Et dans cette histoire, il y a des personnages. Je n’ai pas écrit ce rôle spécialement pour moi, sinon je me serais plutôt flattée davantage. Cette fille n’est peut-être pas bête, mais, en tous les cas, elle n’est pas très intelligente. Je l’ai voulue quelconque.


 

J.C. : Lui aussi est assez quelconque.

A.K. : Non, lui, il devient quelconque. Mais j’ai toujours voulu montrer qu’ils étaient, l’un et l’autre, mal dans leur peau dès le départ. On m’a reproché l’absence de dialogues entre eux. Mais, je ne sais pas si vous avez remarqué, le film est fait par tableaux. J’ai voulu montrer des moments, assez variés à mon avis, qui passent par tous les plans et qui sont importants pour eux. Dans la vie, on ne se rappelle que des moments. Et puis j’ai voulu faire un film sur les sentiments, sur la vie. C’est surtout par l’image que j’ai voulu montrer certaines choses, et non par le dialogue qui n’est pas du tout intellectuel, mais quotidien, du genre : "Passe-moi ta chemise" !


 

J.C. : Votre métier de comédienne vous a-t-il préparé à celui de metteur en scène ?

A.K. : J’ai fait mon premier film à 15 ans et demi. Depuis, j’en ai fait trente-cinq comme comédienne. Chaque fois, c’était comme si j’allais à l’école. À l’école, vous apprenez à écrire, mais ce n’est pas pour cela que vous écrivez comme le professeur. Jean-Luc Godard m’a tout appris, à lire et à écrire, mais j’ai travaillé aussi avec des réalisateurs aussi différents que Tony Richardson, Cukor ou Visconti. Je ne me suis pas trouvée bêbête avec une caméra.


 

J.C. : Comment le voyez-vous maintenant, votre film ?

A.K. : Le film est fait avec de très petits moyens : je n’avais pas grand-chose techniquement. On pourrait dire aussi qu’il y a trop de scènes au télé-objectif, j’ai dû me cacher pas mal et tourner au télé-objectif depuis des fenêtres, derrière des arbres, afin que les gens ne regardent pas vers la caméra. Mais du point de vue technique, je n’ai pas eu de problèmes : vous savez, quand on a joué dans beaucoup de films, quand on regarde un petit peu, on est obligé d’apprendre quelque chose. Il boite un peu, il louche peut-être un peu. Mais je l’aime bien, c’est le mien.


 

J.C. : Pourquoi avez-vous choisi de tourner aussi à New York ?

A.K. : C’est pour moi une question de génération. Aujourd’hui, souvent, lorsqu’on se rencontre, on ne se marie pas, mais on fait un voyage. Parce que ça ne coûte pas cher aujourd’hui avec les charters. Ils auraient pu aussi bien aller en Thaïlande, mais j’aime beaucoup et je connais bien New York. J’ai filmé des choses que je connaissais bien. Je n’aurais pas pu faire quelque chose sur des gens habitant aux Champs-Élysées, je ne les sens pas assez. Il y a plusieurs manières de voir New York, j’ai voulu montrer le New York que j’aime, plutôt. C’est une ville internationale, magnifique et en même temps méchante, tragique. Il s’y passe des choses que l’on ne voit jamais ailleurs. Ce qui m’a intéressée, c’est de montrer que là-bas, à la fois tout compte et rien ne compte. J’avais très peu de temps pour montrer New York, j’ai filmé quarante minutes, finalement il en reste seize. Tout ça après huit jours de tournage. J’ai choisi de tourner dans Central Park car il s’y passe toujours quelque chose d’extraordinaire. Les gens sont très ouverts, et j’ai tourné un samedi et un dimanche à cause des bicyclettes : les voitures ne traversent pas le parc ce jour-là.

Propos recueillis par Luce Vigo
Jeune Cinéma n° 73, septembre-octobre 1973

Vivre ensemble. Réal, sc, prod : Anna Karina ; ph : Claude Agostini ; mont : Andrée Choty, Françoise Collin ; mu : Claude Engel. Int : Anna Karina, Michel Lancelot, Monique Morelli, Viviane Blassel, Bob Asklof (France, 1972, 92 mn).



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