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Forme de l’eau (la) (2017)
de Guillermo del Toro
publié le lundi 5 mars 2018

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°385-386, février 2018

Lion d’or de la Mostra de Venise 2017

Sortie le mercredi 21 février 2018


 


Au commencement, était le Chaos. Ou alors, peut-être, "l’écume de l’espace-temps" agitée d’ondes. Ou plutôt, une eau primordiale sans limites.
C’est ce que choisit Guillermo del Toro, pour son récit. Au commencement - de la journée - est un rêve bleu désorienté, où flottent Elisa Esposito, et sa chambre, ses livres, ses meubles, sa lampe, son réveil.


 

Qui sonne, Big Bang, les éléments de la routine quotidienne stable se mettent alors en place : la maison (le voisin ami, ses dessins, ses chats), le chemin (de Mardi Grass à l’Aerospace Center), le job (l’équipe de nettoyage).


 


 


 

Elisa est silencieuse, muette, ça remonte à loin, elle a une amie dégourdie qui la protège. Les jours passent ainsi, identiques, chacun à sa place et sans question, jusqu’à LA rencontre.
Qu’est-ce qui fait que soudain une vie toute tracée bascule en aventure ? Un minuscule dérèglement du cours des choses, le très sous-estimé hasard objectif, des atomes qui s’accrochent les uns aux autres ou pas, une étincelle ? Les poètes et les astrologues en savent long sur le sujet, et Guillermo del Toro ne les ignore sûrement pas, la scène primitive d’ouverture de The Shape of Water en témoigne.
Toujours est-il qu’un beau jour, en époussetant une des machines de la salle centrale, Elisa perçoit un étrange tressaillement de l’eau qu’elle contient. Une boîte oblongue, quand elle la touche, réagit. C’est un signe, c’est une évidence.


 


 

Le temps est venu pour elle de la curiosité et de l’investigation, donc de l’amour et du risque. Les vraies "rencontres", les révolutions - les révélations - ne sont pas autre chose. Confrontée à une créature inconnue, elle ne s’inquiète pas de son étrangeté, elle ne voit que la chaîne, l’eau et la beauté, elle la reconnaît comme la matérialisation de son rêve confus et persistant, de son état d’âme liquide du matin.
Elle se met alors à habiter, entre les chercheurs et les politiciens, une troisième catégorie humaine, celle des artistes et des poètes, des transfuges et des médiums. Comme dans El laberinto del fauno (2006) ou dans Crimson Peak (2015), il suffit d’accepter de leur parler, à ces "autres" soi-mêmes, la parole, toujours, délivre.


 

Guillermo del Toro ne peut ignorer cette vieille distinction philosophique entre spectacle et expérience, qui donne à Elisa un logement privé proche du théâtre et un métier dans un laboratoire futuriste de recherches, où elle va devenir elle-même. De même que plus tard, il offre à la créature un chemin inverse, du labo où il est cobaye au théâtre où il deviendra dieu.


 


 

Une trilogie

 

Il y a une quinzaine d’année, le cinéaste distinguait ses films personnels (1) et ses films hollywoodiens alias popcorn movies (2). Autrement dit : ses films commerciaux appartenant à la civilisation américaine et ses films d’auteur nourris de civilisation européenne, le Mexique n’ayant pas coupé le cordon ombilical avec l’Espagne. On pouvait même nuancer le propos en un nouveau diptyque : ses films "de genre" (horreur) et ses contes de fées. Ou tout aussi bien : ses films aux titres quelconques et ceux aux titres poétiques.
Mais cette scission qu’il évoquait résidait plus dans l’arborescence de l’œuvre débutante, que dans la source et les racines, qui, elles, baignaient déjà dans un même imaginaire à l’unité profonde et aux éléments solidement imbriqués et récurrents. Avec The Shape, il est parvenu à tailler habilement ses deux branches pour les épanouir en un buisson parfait : le film appartient aux deux catégories à la fois, les réconcilie, et y triomphe.


 

El espinazo del diablo (2001) était un beau film (3), tragique et engagé, comme savent les faire quelques Espagnols (4), une histoire simple, avec unité de lieu et de temps et des destins entrecroisés dans un orphelinat à la fin de la guerre civile.
El laberinto del fauno, à sa sortie, engendra une curieuse déstabilisation, le sentiment d’un ailleurs impossible à définir et à rationaliser. Un riche conte de fées de facture très traditionnelle, enchâssé, comme un diamant, dans la monture de fer des ignominies fascistes d’essence très politique, c’était inédit. L’envoûtement était consenti mais demeurait mystérieux, et Guillermo del Toro, qui proclamait que tout récit fantastique était politique, ne suffisait pas à unifier la vision. On demeurait face à un collage épatant, inépuisable, génial donc, mais si inhabituel qu’il en devenait un peu louche.
The Shape of Water s’offre à tous les publics dans la clarté, et, enrichi et lumineux, fait consensus, après l’ancêtre simple et la génération père-mère complexe. (5)
Grande est la tentation de voir, dans ces trois films, insérés dans l’écosystème cohérent constitué de ses sept autres films, une trilogie dynamique. C’est que l’histoire de ce dernier film est facile à comprendre, les gentils et les méchants sont repérables, on frissonne, on respire, on rit souvent, on est chez soi.


 

Dans le même temps, on est fasciné aussi bien par la forme générale harmonieuse, par la beauté des images, que par les innombrables détours intérieurs, reflets d’une vision du monde érudite. Pas un mot, pas une image qui ne soit référençable, sans jamais, pourtant, la moindre ostentation. Jusqu’au chat qui s’appelle Thor, mais on n’a pas oublié non plus l’Ofelia du Laberinto.
Alors, on se met à la recherche du "foyer secret" qui anime cet auteur à la fois polyvalent et hyper concentré. Pour tous les films précédents, il fallait évidemment aborder les questions techniques, au rôle incontestable. Mais il est loin le temps où on s’empaillait sur le rôle idéologique de la machine dans l’art cinéma, et la réalité virtuelle n’a pas encore "trouvé sa propre syntaxe". Dans cette période de transition, dans cette trilogie politico-métaphysique au moins, le rôle comme le statut du CGI (6) semble secondaire.

La créature, les créatures

 

Pour forcer le secret d’un vrai poète, disait quelque part Gaston Bachelard, un mot suffit : "Dis-moi quel est ton fantôme ?" Guillermo del Toro lui retournerait la question, en espagnol et pas en anglais, et ce ne serait pas indifférent : "¿Qué es un fantasma ?" Dans la foulée, il répondrait lui-même à la question : "Un sentiment suspendu dans le temps. Quelque chose d’inachevé" ou "Une métaphore du passé" (7).
Les fantômes de Guillermo del Toro sont nombreux, et même s’ils se distinguent des vampires et des monstres, ils forment, avec eux, une véritable parentèle. (8)
On sait déjà qu’il est "du côté des monstres", quels qu’ils soient, et qu’aucun, chez lui, ne peut être mauvais. Il les nimbe tous d’une lumière sacrée, et même les cafards mutants de Mimic (1997), il les aime. À plus forte raison, il aime ceux de la trilogie, le petit fantôme qui soupire et ne demande que justice, le faune qui est la sagesse même, et l’homme amphibien qui n’est que douceur.


 

C’est que tous, ils sont issus de manips douteuses, de failles cosmiques, de coïncidences piégées, tous sont récupérés et utilisés sans égards par les humains arrogants. Alors que, comme dans la tragédie antique, s’ils inspirent terreur, ils devraient aussi inspirer pitié et non répulsion.

L’eau, les eaux

 

Ce qui est certain, c’est que, sous leurs aspects variés, les créatures de Guillermo del Toro résident toutes au bord de l’eau. Et pas n’importe quelle eau : des eaux "fermées", des eaux "lourdes" et composées qui peuvent être sang, des eaux boueuses, visqueuses, chargées des ombres du passé, des eaux amniotiques en somme. Comme chez Edgar Poe, "l’eau n’est plus une substance qu’on boit, mais une substance qui boit" (9).


 

Ces pièces d’eau, on les retrouve dans tous ses films, parfois en bocal, souvent avec fœtus. Quand elles ne sont pas fermées à proprement parler, elles sont environnée de voûtes, qui leur font comme des cocons, des voûtes qu’on retrouve dans tous ses films, celles du métro new yorkais ou celles de caves du vieux monde. Elles ne sont jamais si profondes qu’on croit (10). On ne voit jamais clairement leur fond mais elles ne sont pas transparentes pour autant. La zone entre surface instable et fond obscur est soupçonnée d’épaissseur, voire de richesse, parce qu’opaque, mais elle est, comme l’inconscient, à la fois fermé et difficile à atteindre, mais parfaitement simpliste, à fond plat et sans abysses, dès lors qu’on a passé le pont ou ouvert la porte pour accéder à une (première) clarté.


 


 

Dans The Shape, c’est aussi dans un bocal que séjourne, enchaînée, la créature apeurée, objet de toutes les convoitises des chercheurs comme des politiciens, puis dans un bassin bouillonnant. Pour l’apprivoiser, pour la séduire, Elisa lui apporte des œufs, de la musique - élément "liquide" et intime -, une écoute et un regard. La créature n’est plus seulement l’incarnation de son rêve habituel, mais celle de son enfance traumatisée. Pour chacune, parce qu’elles communiquent, s’instaure un devenir.


 

Qu’est-ce qu’une forme ? Est-ce qu’une forme durable existe pour quoi et qui que ce soit ? Dans ce dernier film, de nouvelles formes d’eaux apparaissent : après le conteneur, le bassin et la baignoire, Guillermo del Toro autorise les eaux libres, les flaques, le torrent, la pluie, et, pour finir, le vaste océan originel, paradis perdu. L’eau, autrefois toujours glauque, peut devenir joyeuse, ironique même. Le cinéaste est parvenu à la quatrième catégorie de ses "créatures", après les fantômes, les vampires et les monstres, il a ressuscité les dieux.
C’est en cela que le film est une étape majeure de son œuvre, un premier accomplissement.


 

La différence entre un monstre et un dieu, ce n’est pas sa forme, mais le regard qu’on pose sur lui. Enchaînée dans sa prison aquatique, ou mal en point dans la sécheresse, la créature ne peut qu’être monstre. Libérée, admirée regardée avec amour, elle devient dieu. Elisa n’a alors pas d’autre choix que de le sauver.


 

La guerre, les guerres

 

L’œuvre de Guillermo del Toro n’est pas, à proprement parler, "engagée". Il parsème tous ses dialogues de répliques limpides qui ne laissent aucun doute sur ses positions, mais ne font pas de lui un cinéaste politique quoiqu’il en dise. Que les films de cette "trilogie", qu’on a envie d’isoler et de valoriser dans son œuvre, se passent pendant deux guerres, ne suffit pas non plus à le situer sur un quelconque échiquier. La guerre, oui, mais figurée. Chaude d’Espagne ou froide Est-Ouest, elle est un peu abstraite et intemporelle, comme dans les vrais contes de fées. Les mondes fantastiques ont à voir avec la civilisation, ce qui les situe à un autre niveau et dans une autre durée.


 

Plutôt que d’une trilogie, il s’agit d’une généalogie, chaque film engendrant le suivant. Dans El espinazo (2001) - ce qui provoquait l’émotion - et dans El laberinto (2006) - ce qui provoquait l’étonnement-, les éléments réalistes cohabitaient avec l’intemporel sans jamais fusionner. Dans The Shape (2017) ils s’articulent enfin, ce qui provoque l’apaisement. C’est le premier de ses films qui, après mille inquiétudes, se termine vraiment bien, et ailleurs. C’est peut-être que le temps a passé, et qu’on ne peut plus se permettre le désespoir.

Une œuvre savante

 

Ce qu’on distingue surtout dans cette œuvre, c’est une profonde "sympathie" pour le monde, effrayant et magnifique, qui n’est autre qu’une attitude poétique. Guillermo del Toro parle facilement et avec simplicité, il se réclame des comics et a derrière lui une œuvre populaire et reconnue. Et, en effet, poétique, quels que soient les récepteurs. Une œuvre philosophique, surtout.


 

Sa métaphysique n’a rien hérité de la dualité chrétienne : le Ciel et l’Enfer, le Bien et le Mal lui sont étrangers. Elle est constituée par les forces de la Nature, harmoniques ou dissonantes entre elles, mais d’essence neutre. L’âme y réside partout, jusque dans les ferrailles, par exemple dans la bombe non explosée, vivante, dont le cœur bat d’un tic tac régulier. (11)
La seule image qui pourrait s’apparenter au religieux serait, dans Mimic, l’humain perdu dans le sous-sol du métro newyorkais, apercevant un puits de lumière, vers le haut, et qui hurle "Help !". Le métro donne sur une rue quelconque de la ville la plus profane qui soit, et ce qu’il aperçoit, "là-haut", c’est le pavé. Dans le même film, l’intello cite Thomas Hobbes : "La vie, sur la Terre, est sale, courte et brutale", et complète : "La fourmi le dirait autrement : Dévorer ou être dévoré". Une idée qu’il n’abandonne pas dans Crimson Peak  : "C’est un monde barbare où les être meurent et s’entredévorent sous nos pieds". Mais c’est également là, qu’il dit : "Nous voyons seulement ce que nous sommes prêts à voir", supposant que l’imaginaire précède la perception, ou que l’essence précède l’existence.


 

Pour cette œuvre in progress, ce n’est sans doute pas de métaphysique qu’il faut parler, c’est un vieux mot, charmant mais placardisé. Quant à son inspiration psychanalytique, elle est à la fois patente et sublimée. En fait, il réalise, depuis 1993, une œuvre persévérante autant que savante, une œuvre de chercheur. On le soupçonne, lui qui est un moderne, quand il arrive à trouver du temps hors de ses multiples activités professionnelles, de travailler du côté d’un "nouvel esprit scientifique". The Shape, film personnel qui véhicule et transfigure toutes ses obsessions précédentes - images, figures, décors - y compris celles des films cousins américains, serait un premier aboutissement.

Un conte de fées pour aujourd’hui

 

"We are in trouble", disait Guillermo del Toro sur la scène de l’Institut Lumière à l’automne 2017. Et il complétait en confirmant sa pensée essentielle, à savoir que l’humanité a besoin de contes, qui mettent en forme sa condition. Les contes de fées, eux, qui trafiquent avec l’enchantement comme avec la peur, sont faits pour être racontés en des temps difficiles. Ils enseignent la sagesse aux enfants et apportent la consolation aux grandes personnes.


 


 

The Shape of Water n’est rien de plus, mais rien de moins, qu’un conte de fées, où survient un improbable prince charmant, muni d’un vrai royaume d’au-delà comme le serait un dieu, que la simple mortelle peut rejoindre. Il n’y a pas d’âge pour être initié et découvrir l’accès à un invisible non divin.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n° 385-386, février 2018

1. Cronos (1993), L’Échine du diable (El espinazo del diablo, 2001). Suivra Le Labyrinthe de Pan (El laberinto del fauno, 2006).

2. Mimic (1997) ou Blade 2 (2002). Suivront : Hellboy (2004), Hellboy 2 (2008), Pacific Rim (2013 ; Crimson Peak (2015).

3. Pour des raisons de clarté du vocabulaire, parti pris de garder les titres originaux. Notamment aussi, parce que Le Labyrinthe de Pan est une mauvaise traduction de El laberinto del fauno. Il n’y a qu’un seul dieu Pan, mais de nombreux faunes, divinités champêtres.

4. On pense à Victor Erice par exemple.

5. The Shape of Water a obtenu le Lion d’or de la Mostra de Venise 2017. Aux Oscars, 90e édition du 4 mars 2018, treize nominations et quatre prix : meilleur film, meilleur réalisateur, meilleure direction artistique et meilleure musique originale.

6. Effets spéciaux, et autres CGI "Computer-Generated Imagery", l’ensemble des images, séquences, animations 3D, effets spéciaux etc. générés sur ordinateur.

7. Dans El espinazo del diablo et dans Crimson Peak.

8. C’est l’acteur Doug Jones, qui se fond le plus souvent dans les corps des créatures de Guillermo del Toro.

9. Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, Corti, 1942. Guillermo del Toro en est sûrement parfaitement conscient, qui joue avec l’eau pure côtoyant l’eau trouble, dans l’épisode des cruches cassées de El espinazo del diablo.

10. Guillermo del Toro évoque quelque part, à ce sujet, le Lac Chapala de son enfance, qui ne fait pas dix mètres de profondeur.

11. El espinazo del diablo.


La Forme de l’eau (The Shape of Water). Réal : Guillermo del Toro ; sc : GdT & Vanessa Taylor ; ph : Dan Laustsen ; mont : Sidney Wolinsky ; déc : Nigel Churcher ; cost : Luis Sequeira ; mu : Alexandre Desplat. Int : Sally Hawkins, Michael Shannon, Octavia Spencer, Doug Jones, Richard Jenkins, Michael Stuhlbarg, Lauren Lee Smith, Nick Searcy, David Hewlett (USA, 2017, 123 mn).



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