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Portraits de femmes américaines
Sur trois films de 2016
publié le jeudi 8 mars 2018

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°380, mai 2017

À propos de :
Les Figures de l’ombre de Theodore Melfi (2016).
Twentieth Century Women de Mike Mills (2016).
Certaines femmes de Kelly Reichardt (2016).


 


Ce début d’année 2017 nous gratifie d’un tir groupé de trois films américains dans lesquels les femmes occupent l’écran de manière remarquable, non plus comme faire-valoir, mais comme moteurs dans le monde qu’elles investissent.

À leur vraie place, pour ce qu’elles sont, porteuses de spécificités, de potentialités qui leur sont propres et qui définissent une autre vision de l’humanité.
Que deux d’entre eux (20th Century Women, Les Figures de l’ombre) se situent au siècle dernier, à une époque où le féminisme était un enjeu social et politique fort, ne doit pas nous induire en erreur. Leur propos dépasse l’ancrage dans le temps du récit pour s’inscrire dans une dimension bien plus large.
Ce sont des films d’aujourd’hui, sans nostalgie, sans besoin de se justifier, habités par l’exploration de personnages vivants, soit bien réels car ayant existé, soit inspirés par le souvenir, ou encore envisagés dans une quotidienneté qui les place presque dans une belle banalité, en tout cas à l’opposé complet d’un statut d’héroïnes.
Trois films à hauteur de leurs personnages.


 

Les Figures de l’ombre (Hidden Figures) est l’adaptation du livre de Margot Lee Shaterley paru en 2016 et immédiatement porté à l’écran.
Trois actrices noires (Taraji P. Henson, Octavia Spencer, Janelle Monáe) pour interpréter trois personnages ayant réellement existé (Katherine Johnson, Dorothy Vaughan, Mary Jackson) nous font entrer dans un territoire jamais vraiment exploré par le cinéma.


 

Double entrée puisque l’histoire se situe au croisement de la lutte pour les droits civiques et des balbutiements du mouvement féministe des années soixante, au moment aussi où l’URSS envoie le premier homme dans l’espace et où les USA découvrent leur retard dans le domaine de la conquête spatiale.

Ces trois femmes, chacune à son niveau de compétence, se retrouvent au cœur du programme de la NASA pour leurs talents mathématiques hors du commun. L’une d’elles sera celle qui calcule en dernier recours le point d’impact du retour de John Glenn dans la capsule Friendship 7. Une autre, à la tête du groupe des calculatrices noires, regroupées dans un bureau à part, supplante les ingénieurs d’IBM chargés de démarrer les nouveaux gros ordinateurs.


 


 

Un sujet qui aurait pu paraître rébarbatif au départ déploie ses dimensions politiques sans jamais devenir démonstratif. Il se permet même de mettre à jour les aspects littéralement burlesques de la double ségrégation dont ces femmes sont l’objet.
Il y a ce bureau minable où sont rassemblées ces femmes noires armées de leurs seuls crayons et de machines à calculer basiques, qui passent leurs journées à aligner les chiffres, résoudre des équations. Le cas de la plus douée des trois donne lieu à des situations à pleurer. Elle suscite l’admiration de tous lorsqu’elle se met au tableau avec sa craie et débloque les équations les plus complexes. Mais lorsqu’elle rejoint le groupe de direction des opérations, elle doit toujours traverser tout le campus de la NASA pour pouvoir utiliser les toilettes Colored only, parfois sous la pluie avec ses dossiers sous le bras. Lorsque le chef du service (Kevin Costner) s’étonne de son absence, on lui apprend la réalité. Il se dirige alors vers les toilettes juste à côté et arrache le panneau Whites only en disant que l’urine des Noirs et celle des Blancs ont la même couleur.


 

Surtout, on est impressionné par l’énergie tranquille de ces femmes qui font sauter les verrous des préjugés, le plafond de verre qui enferme leurs compétences dans des zones subalternes. Leur histoire, largement méconnue, émerge enfin à sa vraie place à travers ce beau film.
Le générique final montre les trois femmes au côté des actrices. La critique française a souvent fait la fine bouche en trouvant le film trop classique dans sa forme. L’argument n’en finit pas de nous fatiguer.


 

Twentieth Century Women se situe en 1979 dans le Sud de la Californie et aborde de manière subtile comment les femmes cherchent à se situer dans la société, la famille mais aussi par rapport à elles-mêmes.
Le réalisateur, Mike Mills, a déclaré avoir pris sa mère comme source d’inspiration. Dans le film, elle est Dorothea (Annette Bening, comme toujours excellente), qui élève seule son fils Jamie, lycéen, lequel entretient une relation d’amitié amoureuse secrète avec Julie.


 


 


 

Elle héberge une jeune photographe, Abbie et William, menuisier. Tous ces personnages composent une drôle de famille, traversée par les pulsions et les angoisses existentielles de l’époque. Les femmes ont devant elles un champ de liberté nouveau, celui dégagé par le mouvement féministe. Les hommes cherchent à exister face à elles avec plus ou moins de bonheur. Heureusement, le film ne se situe pas dans un enjeu purement féministe, il en fait une composante toute naturelle.


 

Si le film est ancré dans son temps, il n’en demeure pas moins extrêmement contemporain dans sa manière d’aborder les relations entre les personnages.
Communication difficile entre la mère et son fils, relation entre Jamie et Julie, explorations amoureuses hasardeuses de Abbie (Greta Gerwig est intéressante dans un rôle nouveau pour elle). On en oublie presque les signes de l’époque, tant les sentiments puisent dans un vivier plus large.


 

Avec toutefois l’émotion qui pointe inévitablement lorsque surgissent la maladie, les risques de la sexualité (même si l’on est encore dans un temps pré-SIDA). C’est ce qui rend le film attachant, cette oscillation entre comédie et gravité, ce rappel d’années (déjà le siècle dernier) qui ont façonné ce que nous sommes aujourd’hui.


 

Certaines femmes (Certain Women) se situe de nos jours, à Livingston, dans le Montana. Décor que Kelly Reichardt campe dans le plan très large initial, qu’un long train de marchandises traverse, avec les montagnes enneigées en toile de fond.

La réalisatrice adapte trois nouvelles de Maile Meloy, auteure originaire du Montana, qui n’ont aucun lien entre elles, si ce n’est qu’elles présentent des femmes confrontées à divers types de solitudes.


 


 

La construction du film ne cherche pas à croiser ces histoires comme l’avait fait Altman dans Short Cuts à partir de nouvelles de Carver. Certain Women n’ambitionne pas une telle choralité dans laquelle les destins se télescopent.
Ici les personnages ne se croisent pas, ou alors très fugitivement, par hasard, dans l’espace d’un plan. Kelly Reichardt s’emploie à découper ses personnages, quatre femmes, à l’intérieur de récits minimalistes dans lesquels les événements restent dans l’ordre de l’ordinaire. Les dialogues parcimonieux ne visent jamais à exprimer plus que ce qu’ils sont, des échanges brefs qui certes dessinent les rapports que ces femmes entretiennent à l’intérieur de leurs relations aux autres.

Plutôt que de raconter ces trois histoires, on peut prendre la dernière en exemple de ce qu’est ce film aux contours flottants et fascinants en même temps.


 

Une jeune femme indienne s’occupe d’un élevage de chevaux, seule dans un ranch perdu dans la nature. Ses déplacements jusqu’à Livingston sont purement utilitaires, jusqu’à ce qu’un soir, elle entre dans une salle où une juriste vient deux fois par semaine assurer une formation pour des enseignants. Elle s’asseoit au fond de la classe sans rien dire. À la fin du cours, elle entame un dialogue avec la formatrice et l’accompagne dans un dinner avant qu’elles ne se séparent pour retourner chacune à sa solitude dans la nuit.
Un soir, la jeune Indienne vient avec son cheval et invite la formatrice à monter avec elle. Un autre soir, un homme a remplacé la jeune juriste qui ne supportait plus les heures de voiture dans le froid pour venir jusqu’à Livingston.


 


 


 

Kelly Reichardt laisse filer son récit en laissant de côté toute possibilité de dénouement attendu. Elle laisse ses deux personnages comme suspendus dans une sorte d’apesanteur.
Au-delà des mots échangés, ce qui compte, ce sont les expressions, les regards captés pour eux-mêmes. Le tour de force consiste à opposer deux actrices, l’une connue (Kristen Stewart), l’autre peu connue (Lily Gladstone, qui apparaissait dans Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des Plaines) de Arnaud Desplechin). La seconde, étonnante, parvient à rendre sensible cette légèreté des sentiments, une féminité toute rentrée, engoncée dans ses couches de vêtements d’hiver.


 

Certes, un seul de ces trois films est l’œuvre d’une réalisatrice. Les États-Unis, on le voit, ont encore un grand retard sur le plan de la parité.
Il n’en demeure pas moins que l’image des femmes qu’ils offrent s’affranchit des poncifs et des clichés pour faire d’elles de véritables enjeux de récit, non pas contre les hommes dans un féminisme rétréci mais dans la mise en valeur de ce qu’elles sont. Dans une approche sensible, loin des artifices de la représentation.
Tout en refusant le seul point de vue réaliste, ces films affirment haut et fort qu’il est possible de faire un cinéma de légèreté et de sérieux. Un cinéma qui nous repose des effets spéciaux de scénarios survitaminés qui puisent dans la vanité du spectaculaire, celui qui presque toujours fonctionne sur la supériorité du mâle en tant que héros.

Toutes les femmes de ces trois films travaillent, aiment, rêvent à leur mesure, à notre mesure, ce qui nous restitue, à nous spectateurs, cette posture de proximité avec des personnages sur l’écran accessibles et que l’on aime. Connues ou inconnues, les actrices rassemblées entrent de plain-pied dans cette connivence, cet engagement dans l’authenticité.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°380, mai 2017

Les Figures de l’ombre (Hidden Figures). Réal : Theodore Melfi ; sc : Theodore Melfi, Allison Schroeder d’après le livre de Margot Lee Shaterley ; ph : Mandy Walker ; mu : Hans Zimmer. Int : Taraji P. Henson, Octavia Spencer, Janelle Monáe, Kevin Costner, Kirsten Dunst, Jim Parsons (USA, 2016, 127 mn).

Twentieth Century Women. Réal, sc : Mike Mills ; ph : Sean Porter ; mu : Roger Neill. Int : Annette Bening, Elle Fanning, Greta Gerwig, Billy Crudup (USA, 2016, 118 mn).

Certaines femmes (Certain Women). Réal, sc : Kelly Reichardt d’après des récits de Maile Meloy ; ph : Christopher Blauvelt ; mu : Jeff Grace. Int : Laura Dern, Kristen Stewart, Michelle Williams, Jared Harris, James Le Gros, Lily Gladstone, René Auberjonois (USA, 2016, 107 mn).



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