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Au fil du temps (1975)
de Wim Wenders
publié le vendredi 14 mars 2014

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n° 96, juillet 1976

Sélection officielle du festival de Cannes 1976

Sorties le mercredis 26 mai 1976 et 14 mars 2018


 



Des gestes de routine : un homme au volant veut prendre de l’essence ; il repart, prend de la vitesse, amorce un tournant ; mais dans un grand bruit de roues, la voiture fonce vers la rivière et coule lentement tandis que le conducteur ouvre le toit, extrait sa valise et nage vers la rive. Goguenard, accoudé à son camion, un chauffeur regarde en rigolant ; il offre sa cabine de routier, une chemise sèche et sa compagnie.


 

Au fil du temps, c’est le cheminement de ces deux hommes.
Leurs deux vies provisoirement rapprochées se séparent après une dispute. Le trajet commun leur a permis une relative connaissance l’un de l’autre, mais a amorcé une réappropriation de soi, d’un passé jusque-là rejeté et refoulé. Errance et rupture, deux constances des films de Wim Wenders dont les personnages solitaires et peu communicatifs cherchent dans le voyage à s’arracher à la stagnation.


 

Dans Au fil du temps, l’errant, le camionneur, l’est par obligations professionnelles. Ses balades en Allemagne sont scandées, brisées, programmées par ses engagements de projectionniste itinérant. Il va de petite ville en petite ville assurer des séances de cinéma, disponible cependant pour connaître une petite ouvreuse, abandonner ses bobines de films à leur mouvement naturel et filer avant la fin de la séance.


 


 

L’autre, on ne sait s’il a voulu se tuer ou marquer par un plongeon symbolique l’abandon du vieil homme, mais il n’a pas su ou pas pu émerger neuf de l’eau. Il a gardé veston et valise et le souvenir d’une femme laissée en Italie qu’il appelle à chaque cabine téléphonique rencontrée. Entre les coups de téléphone de l’un et les projections de l’autre, de longues randonnées silencieuses où on ne cherche pas à se connaître.


 

Une même angoisse les rapproche cependant.
Le noyé manqué s’arrête une nuit chez son père, un vieux rédacteur d’un petit journal dont il est aussi le directeur et le typo. On croit comprendre que la mère est morte, que le fils s’est enfui.
Pendant la nuit, le fils écrit une lettre qu’il compose, puis imprime sur une feuille de journal : pour la première fois, le père lit ce que le fils n’a jamais pu lui dire.
Le camionneur, lui, revient en Rhénanie, où il trouve sa mère morte et la maison d’enfance vide. Mais le passé est apprivoisé : chacun peut repartir plus heureux.


 

"Je ne voudrais pas qu’on connaisse de mes personnages autre chose que ce qu’ils font" déclarait Wim Wenders à propos de Faux mouvement (1975). Ici encore, son art consiste à approcher lentement ses personnages du spectateur en lui montrant leur visage, leurs gestes, leur démarche.
Si on a renoncé à connaître l’avant et l’après, si on se laisse aller au présent du film, celui-ci devient plus lourd, plus coloré, nous devenons, nous, plus disponibles à des scènes sans lien narratif avec l’histoire.

Les plus insolites, ce sont ces conversations engagées entre le projectionniste et des vieux directeurs de petites salles, qui parlent du cinéma d’autrefois, quand on jouait Lang ou Garbo.


 

Le plus ironique : on est au cinéma du jeudi après-midi, les vacances sont proches ; un instituteur a amené ses élèves qui chahutent parce que la sono ne marche pas - une séance de ciné-club comme une autre -, le camionneur et son passager deviennent ombres chinoises qui gesticulent sur l’écran et les enfants applaudissent et se calment, fascinés par ces mouvements d’ombres.


 

Le voyage se déroule dans une Allemagne triste et plate. Tout près de la frontière de l’Est, avec ses bunkers vides et ses souvenirs de la guerre.

Chez Wim Wenders, la violence n’est jamais bien loin, toujours latente. Dans Faux mouvement, Wilhelm Meister trouvait pendu l’hôte qui l’avait accueilli. Ici, un homme solitaire pleure dans une usine désaffectée sur le souvenir de sa femme qui vient de se tuer en voiture.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n° 96, juillet 1976
Repris dans Wim Wenders, Jeune Cinéma hors série, décembre 1989.


Au fil du temps (Im Lauf der Zeit). Réal, sc : Wim Wenders ; ph : Robby Müller & Martin Schäfer ; mont : Peter Przygodda ; mu : Axel Lindstadt. Int : Rüdiger Vogler, Hanns Zischler, Lisa Kreuzer, Rudolf Schündler, Marquard Bomn (Allemagne, 1975, 180 mn).



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