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Mère Jeanne des Anges (1961)
de Jerzy Kawalerowicz
publié le mercredi 10 janvier 2024

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1961
Prix spécial du jury.

Sorties le jeudi 4 mai 1961, les mercredis 5 juin 2013 et 10 janvier 2023.


 


L’histoire des possédées de Loudun est désormais assez fameuse, ne serait-ce qu’à cause de la notoriété du film spectaculaire de Ken Russell, Les Diables (1971) (1).


 

Mais Jeanne des Anges a eu deux vies, deux hommes, et son histoire comporte deux parties.
Ken Russell a choisi, en 1971, la première partie, infernale, alors que Jerzy Kawalerowicz (2), dix ans avant, s’était intéressé à la seconde partie, supposée relever de la rédemption, pas vraiment divine. Au tournant des années 60, l’histoire entière était encore pratiquement inconnue, au cinéma en tout cas.


 


 


 

En réalité, les faits historiques sont restés plusieurs siècles dans les cartons d’archives. Une ordonnance de juillet 1634 avait interdit "expressément, à toute personne de quelque qualité ou condition que ce soit" d’évoquer l’affaire de ces religieuses indécentes, sous peine d’amendes et punitions corporelles. L’affaire ne fut vraiment reprise qu’au 20e siècle (3), notamment par le Suédois Eyvind Johnsonn (Prix Nobel de littérature 1974), dans son roman De roses et de feu (1949), ou par l’Anglais Aldous Huxley, dans une analyse historique, The Devils of Loudun (1952).
Pour ce qui concerne la partie angélique (1634-1637), aux accents psychanalytiques prémonitoires, elle a été mise à jour par le jésuite lacanien soixante-huitard Michel de Certeau au début des années 60 (4). On peut aussi citer aussi l’opéra, Die Teufel von Loudun, de Krzysztof Penderecki (1969).


 

Rappelons-en les éléments. Loudun, petite ville du Poitou, entre 1632 et 1637, est le théâtre d’une affaire à multiples péripéties et ingrédients. Les protagonistes sont le prêtre de la ville, Urbain Grandier, le couvent local des Ursulines, avec sa mère supérieure Jeanne des Anges, ainsi que Dieu et Satan sous ses formes les plus diverses, le tout sur fond d’épidémie de peste, et d’arrière-mondes sexuels.


 

Quand Jeanne entre en hystérie, il est nécessaire de nommer avec précision chacun des huit diables qui la tourmentent, si on veut l’exorciser et punir l’agent humain de cette sorcellerie. Urbain Grandier, libertin et opposant à Richelieu, qui n’a pourtant jamais rencontré Jeanne, fait parfaitement l’affaire pour des tortures et une mort atroce. Que demande le peuple ? Du pain, des jeux et surtout, du spectacle. Cette première partie est la phase sulfureuse, politique et très publique de cette chasse aux sorcières (1632-1634).

Mais l’histoire a une suite moins scandaleuse et beaucoup moins connue. Les Ursulines se calment, et Jeanne est prise en charge par un Jésuite mystique, Jean-Joseph Surin.


 


 

Lui rencontre la nonne, et, mû par une inspiration divine et non plus infernale, il l’écoute, longuement. Dans un élan de sainteté, et sans doute d’amour profane, il demande le transfert sur lui de la possession sur Jeanne. En 1637, elle guérit miraculeusement. Lui entre alors dans une profonde dépression.


 

En 1961, si Jerzy Kawalerowicz choisit la seconde partie de l’affaire, c’est qu’il y a des raisons d’actualité. Il se trouve que c’est son compatriote, le grand (et très officiel) écrivain polonais Jaroslaw Iwaszkiewicz (1894-1980), qui s’y est intéressé le premier, et plus spécialement à la relation de Jeanne et Surin, dans un roman paru en 1942. Il se trouve aussi que ce roman vient d’être traduit en français et est paru chez Robert Laffont en 1959 (5). Enfin, cette histoire comporte tous les éléments poétiques, esthétiques et politiques, pour séduire, voire parler du présent de la Pologne, à travers une allégorie.


 


 

Jerzy Kawalerowicz s’en empare et l’adapte avec Tadeusz Konwicki. Celui-ci, né en 1926, est scénariste et a déjà réalisé son premier film en 1958, produit par la Kadr. Avec lui, il écrira aussi Pharaon (1966) et Austeria (1983).

Mère Jeanne des Anges est d’une grande beauté formelle : références picturales, lumières "expressionnistes", décors très austères construits sur une décharge choisie pour son sol inégal, travail des acteurs qui s’adressent souvent à la caméra afin d’accentuer la subjectivité et d’éviter toute distanciation : "Nous devenons eux. Nous sommes en eux et ils sont en nous", déclare le réalisateur. Il n’est pas indifférent que le prêtre et le rabbin, qui mènent un long dialogue, soient joués par le même acteur".


 

S’il prolonge et amplifie l’orientation de ses préoccupations de plus en plus "humanistes", le film marque une rupture absolue avec tout réalisme, y compris avec le glissement opéré par ses deux films précédents, dont Train de nuit (1959). Il sort en Pologne en février 1961 et est envoyé à Cannes par la Pologne. Le jury du Festival de Cannes 1961 est ébloui, et si, pour la Palme d’or, il lui préfère Viridiana de Luis Buñuel, il lui attribue le Prix spécial du Jury. Pendant que le Vatican met le film à l’index.
L’année suivante, en 1962, Jerzy Kawalerowicz sera invité à faire partie du jury du Festival de Cannes. Et, près de 40 ans plus tard, son dernier film Quo Vadis ?, (2001) sortira carrément au Vatican, en avant-première, le 30 août 2001.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

1. "Les Diables", Jeune Cinéma n°59, décembre 1971.

2. Jerzy Kawalerowicz, une vie, une œuvre.

3. Au 19e siècle, il faut quand même noter les travaux du médecin Gabriel Legué :
* Gabriel Legué, Documents pour servir à l’histoire médicale des possédées de Loudun, Paris, Adrien Delahaye, 1874.
* Gabriel Legué, Urbain Grandier et les possédées de Loudun, document inédit de Charles Barbier, Paris, Librairie d’art de Ludovic Baschet, 1880.
* Gabriel Legué & Georges Gilles de la Tourette, éds., Sœur Jeanne des Anges, supérieure des Ursulines de Loudun (17e siècle). Autobiographie d’une hystérique possédée, d’après le manuscrit inédit de la bibliothèque de Tours, préface de Jean-Martin Charcot, Paris, Progrès médical, 1886.

4. Michel de Certeau (1925-1986) s’est intéressé à l’affaire des possédées de Loudun dès ses premiers écrits, et plus particulièrement au jésuite Jean-Joseph Surin :
* Michel de Certeau, Guide spirituel pour la perfection de Jean-Joseph Surin, Paris, Desclée de Brouwer, 1963.
* Michel de Certeau, La Correspondance de Jean-Joseph Surin, préface de Julien Green, Paris, Desclée de Brouwer, 1966.
* Michel de Certeau, La Possession de Loudun. Paris, Julliard, 1978. Réédition revue en 2005.
* Jeanne des Anges, postface de la réédition de Autobiographie de Legué & La Tourette, Grenoble, J. Million, 1990.

5. Jarosław Iwaszkiewicz, Matka Joanna od Aniołów, Pologne, 1942 ; réédition Cracovie, Znak, 2009. Mère Jeanne des Anges, traduction de Georges (Jerzy) Lisowski, Robert Laffont, 1959.


Mère Jeanne des Anges (Matka Joanna od aniolow). Réal : Jerzy Kawalerowicz ; sc : JK, Tadeusz Konwicki et Jarosław Iwaszkiewicz ; ph : Jerzy Wójcik ; mont : Wieslawa Otocka ; mu : Adam Walaciński. Int : Lucyna Winnicka, Mieczyslaw Voit, Anna Ciepielewska, Maria Chwalibóg, Kazimierz Fabisiak, Stanislaw Jasiukiewicz (Pologne, 1961, 105 mn).



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