par Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma n°374, été 2016
Sélection Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes 2016.
Inédit en salles
On en était resté aux Invisibles (1), où Thérèse Clerc s’en donnait à cœur joie, dans son élément, un élan vital, un plaisir de vivre contagieux. Parmi tous les témoins que Sébastien Lifschitz avait rassemblés pour raconter leurs parcours de vie d’homosexuels, leurs doutes, leurs luttes et leurs succès, c’était Thérèse la plus entraînante.
Elle clamait alors, haut et fort, que la vieillesse, vécue en groupe amical et confortable, était un bel âge de l’existence, celui de la liberté qui ne devait pas être celui de la solitude. Elle était en train de construire sa Maison des Babayagas, qu’elle considérait comme un projet politique (2).
Mais le temps a passé, quelques années, et à cet âge, elles comptent, les années. Nous la retrouvons, avec ce film, à la fois même et autre, plus loin. Thérèse, le temps d’assimiler la nouvelle de son cancer incurable, a persévéré dans sa lucidité, et a voulu continuer interventions et témoignages. Puisqu’une de ses militances à elle était d’apprivoiser la vieillesse, l’enlaidissement et la fin de vie dans la sociabilité sympathique des Babayagas, c’est à Sébastien Lifshitz qu’elle a demandé de la filmer jusqu’au bout et sans censure.
Alors il la filme, et l’interroge encore. Et elle raconte de nouveau, comme dans Les Invisibles, ses vies multiples, mais de façon plus lourde, plus lente, et, cette fois, avec un projet réduit de toute part.
Thérèse Clerc fut une bourgeoise conformiste, mariée à vingt ans, en 1948, mère-à-la maison de quatre enfants, puis défroquée en 1968… sous l’influence de prêtres-ouvriers et de Otto Muehl. Elle s’engagea alors dans tous les combats féministes, et découvrit son homosexualité, par sympathie, par osmose militante, par sororité tactile, par une belle après-midi ensoleillée.
À présent, elle est fatiguée et toute la vie quotidienne est plus difficile. On entre dans son intimité matérielle, familiale : ses assiettes de tous les jours, noires hexagonales, son appartement rustique, les adultes sympathiques qui ont été ses enfants et qui l’aiment de près. C’est très familier.
À quoi pense-t-on à la fin ?
De la censure, il y en a eu puisque, non seulement Sébastien Lifschitz ne filme ni la mort ni la dépouille, mais encore le film se termine sur une fête, peut-être l’anniversaire de Thérèse. Elle choisit le gâteau aux amandes puisque ses enfants veulent continuer à savoir que c’est celui qu’elle préfère.
Thérèse a eu une vie riche, militante, libre. Elle n’avait pas peur. On aurait dit qu’elle n’avait jamais eu peur. Alors, c’est un peu comme pour Nicholas Ray, dans Nick’s Movie, (3) on a du mal à les quitter.
On admet mal d’être exclu de cette fin escamotée.
Même avec son consentement lucide et responsable, sa véritable fin, qu’elle voulait sans censure, est déniée.
"C’est toujours les autres qui meurent", lit-on sur la tombe de Marcel Duchamp, à Rouen. La mort n’est qu’un vécu de vivants, qui ne veulent toujours pas la regarder en face.
Sylvie L. Strobel
Jeune Cinéma n°374, été 2016
1. Les Invisibles de Sébastien Lifshitz (2012).
2. Thérèse Clerc (1927-2016) avait déjà fondé la Maison des femmes, en 1997, pour accueillir les femmes victimes de violences. Une maison de retraite réservée aux femmes (qui ont des vies plus longues que les hommes, des retraites bien plus faibles qu’eux, et qui vieillissent seules), une maison autogérée avec un pacte de solidarité, une vraie communauté, sur le modèle de la vie des Béguinages, cette idée lui est venue après l’accompagnement de fin de vie de sa mère. La Maison des Babayagas a été inaugurée en février 2013. Comme toujours, la réalité de l’autogestion a été plus difficile.
3. Nick’s Movie de Wim Wenders (1980).
Les Vies de Thérèse. Réal : Sébastien Lifshitz ; mont : Pauline Gaillard, C. Perles ; ph : Paul Guilhaume. Avec Thérèse Clerc (France, 2016, 55mn). Documentaire.