par Olivier Varlet
Jeune Cinéma n°275, mai 2002
En décembre 1982, quelques étudiants de la section Études et animations cinématographiques (faculté de Lettres d’Aix-en-Provence) et des membres de l’atelier Super 8 de la MJC Jacques Prévert organisent une rencontre destinée à projeter en public les films courts réalisés dans le cadre de leurs ateliers.
Ils profitent de l’organisation des Journées Associatives de la Ville d’Aix-en-Provence pour présenter un programme de deux heures de projection de films Super 8 et 16 mm.
C’est un succès immédiat.
Les Rencontres Cinématographiques d’Aix-en-Provence sont créées, deviennent annuelles, et donnent naissance au Festival Tous Courts.
En 2002, le thème était le cinéma expérimental.
"L’avant-garde d’aujourd’hui est le répertoire de demain"
Dans ses travaux, notamment une récente histoire du cinéma expérimental français, Jeune, dure et pure ! (1), Nicole Brenez (2) observe un renouveau du genre.
Le festival Tous courts d’Aix-en-Provence, s’en est fait l’écho en proposant des programmations thématiques et une table ronde.
Elles furent l’occasion de nombreuses rencontres avec les acteurs du cinéma expérimental d’aujourd’hui, pour tenter de comprendre et de caractériser, autant que faire se peut, ce renouveau.
En effet, alors que se développent de nouveaux supports - après la vidéo, le numérique - qui auraient naturellement dû orienter les cinéastes vers de nouvelles expérimentations d’ordre plus technologiques, et de nouveaux questionnements philosophiques sur l’essence des images, ce sont, paradoxalement, les films sur pellicule qui se multiplient. Pourquoi ?
Peut-être, parce que le cinéma expérimental fut aussi peu défendu que montré durant le 20e siècle.
Or, l’omniprésence des images dans notre monde rend d’autant plus impérieux le besoin de les regarder et de les faire voir autrement. Et ce renouveau naît probablement de ce besoin critique, qui ne se retrouvait ni dans les productions courantes du cinéma, ni, bien souvent, dans la presse spécialisée, pas plus que dans les émissions télévisées à prétention analytique et autres Arrêt sur image qui, en tout cas, ne pensent pas les images autrement qu’elles nous sont imposées à longueur de journées.
Il faut, d’ailleurs, remarquer que ce renouveau du cinéma expérimental est concomitant d’une renaissance du politique.
Les nouvelles causes d’inquiétudes et de contestation de la fin du siècle dernier s’y retrouvent avec une violence brute, et les interrogations civiques s’expriment au travers des expériences formelles (cf. infra Encadré 1).
Cela s’accompagne d’une vigilance, héritée des combats du cinéma expérimental, des cinéastes à l’égard de leur indépendance aussi bien en matière de pratiques financières que de liberté de pensée ; les premières visant à garantir la seconde.
Ce renouveau n’est pas une première ; l’histoire du cinéma expérimental suit une courbe sinusoïdale, parcourue de périodes d’effervescence et de phases de somnolence.
Pour mieux le situer, procédons à un bref rappel historique.
* 1925-1929 : Les années 1920 voient naître le cinéma expérimental en réaction à la dictature des schémas narratifs ; les procédés de forme étaient, d’autre part, à découvrir, interroger et transgresser.
* Les expérimentations se poursuivront dans les années 30 aux États-Unis, mais s’étiolent peu à peu en France.
* 1967-1974 : Au milieu des années 1960, les recherches reprennent, des écoles de pensées naissent, mettent en chantier des entreprises collectives, réalisent de nombreux pamphlets idéologiques et formels. Mais, à partir du milieu des années 1970, la fatigue gagne et les cinéastes qui continuent leur recherche souffrent d’ostracisme dans un paysage cinématographique de plus en plus régi par les seuls intérêts commerciaux ; leurs travaux sont plus underground que jamais...
* L’explosion de la vidéo dans les années 1980 devait susciter de nouveaux questionnements, mais essentiellement focalisés sur des questions de support et sans un véritable élan fédérateur.
* Puis, à la fin des années 1990, les projections se multiplient, les festivals ouvrent leurs sélections, des travaux historiques donnent ses lettres de noblesse au genre, et les cinéastes-expérimentateurs sont plus nombreux que jamais. On peut se demander si, comme dans les grandes périodes d’expérimentation qui l’ont précédé, ce renouveau présente des caractéristiques marquées.
Ce qui est sûr, c’est que le cinéma expérimental contemporain ne se définit plus par la négative.
Aujourd’hui, nombreux sont les plasticiens qui réutilisent les procédures narratives du cinéma, nombreux aussi les réalisateurs "commerciaux" qui empruntent au cinéma expérimental ses distorsions pour porter les univers de leurs personnages (David Lynch avec Eraserhead ou Darren Aronofsky avec Pi, pour ne citer qu’eux).
Les thèmes classiques du cinéma expérimental (rapport entre fixité et mouvement, image et son, symbolisme et figuratif,...) demeurent bien sûr une importante matière de recherche. Et il est frappant de constater à quel point cette nouvelle génération de cinéastes-chercheurs possède un grand savoir de l’histoire des images (cf. infra Encadré 2).
Contrairement au périodes précédentes, où les nombreuses écoles de pensées, à grand renfort de manifestes, jouaient une veine formelle contre une autre et ne s’interpénétraient que peu, aujourd’hui il n’y a pas de dogme, mais une jubilation à expérimenter aussi largement que possible.
La pureté (chaque tendance travaillait sa problématique comme une pierre précieuse) a fait place à la pluralité.
Si les préoccupations formelles circulent et qu’aucun concept fédérateur n’est revendiqué par les cinéastes, il semble pourtant que les problématiques liées au recyclage parcourent leurs films. Que ce soit au travers du refilmage, des déformations, des assemblages stratifiants, des chorégraphies lancinantes..., il semble y avoir une volonté d’exorciser la toute puissance des images - télévisuelles notamment.
Ces films portent un avertissement quant à l’ambiguïté de leurs interprétations, que ce soit pour des questions de point de vue, de contexte, de réutilisation, de morcellement... (cf. infra Encadré 3).
Le cinéma expérimental a la réputation d’être austère et élitiste.
Par ailleurs, il n’aurait pas la cote chez les cinéphiles, trop familiers des structures classiques du cinéma d’auteur.
Répondons à ces observations qui tendent à le réserver à un public de spécialistes ; pour le goûter, il est certes préférable d’être sensible aux questions formelles, mais cette seule vision est réductrice. En effet, un film, quel qu’il soit, constitue une expérience pour celui qui le voit, et ce sont, aussi, les spectateurs qui sont des expérimentateurs - expérimentateurs d’eux-mêmes à travers le miroir de l’écran.
Et la force du cinéma expérimental est peut-être de ne pas lui renvoyer un reflet fidèle ou plausible, mais les fragments dissociés d’une conscience qui demande à être révélée.
Mais le cinéma expérimental a ses limites, lui aussi.
Il est très difficile de critiquer un tel film car, par essence, une expérience se vit ou ne se vit pas. Tout cinéaste peut arguer qu’aucune interprétation de son œuvre n’est possible, et, qu’en cas de scepticisme du spectateur, c’est qu’il n’a pas su la recevoir. Mais, quand l’hermétisme est poussé à son paroxysme, n’est-il pas la marque d’un ego impérieux plus que d’un génie incompris ?
Le besoin de reconnaissance, qui risque - comme dans toute activité, dont la critique - de troubler le geste primitif, ne se satisfait-il pas alors de cet hermétisme, en conférant à son auteur une supériorité intellectuelle discutable. Ces réalisateurs ne sont certes pas représentatifs du cinéma expérimental, mais étant un art confidentiel, il s’y prête plus qu’un autre.
Et pour en faire son éloge (3), comme pour en vivre pleinement ses révélations, il faut aussi savoir ne pas s’extasier devant les impostures.
Il est vrai qu’un artiste n’a pas à penser à son public lorsqu’il crée, et pour un cinéaste expérimental, réaliser est en soi une expérience incontestable.
Mais, quand un film ne rencontre réellement aucun public, le cinéma s’arrête peut-être là...
Olivier Varlet
Jeune Cinéma n°275, mai 2002
1. Nicole Brenez et Christian Lebrat (dir.), Jeune, dure et pure !, Mazzotta / Cinémathèque française 2001.
2. Programmatrice des séances expérimentales de la Cinémathèque française depuis 1996.
3. Dominique Noguez, Éloge du cinéma expérimental, réédition augmentée, Paris Expérimental, 1999.
Le besoin d’un retour aux pratiques formelles en tant que telles (dématérialisation et création de signifiants, effets de montage et transferts, démultiplication du point de vue, found-footage…) traduit souvent des questionnements, profondément modernes, autour de la place des technologies et des mutations qu’elles induisent dans nos sociétés - et par voie de fait sur l’être humain.
Dans Grace Eternal, Neil Burns travaille l’utilisation récurrente d’un motif : la numérisation d’une image.
Ce procédé rythme les différentes interventions électroniques opérées dans notre quotidien : la mécanisation des taches journalières, les commandes via Internet, l’automatisation des prélèvements et des versements…
Autant d’actions non-acte qui permettent, par exemple, d’anticiper les besoins d’une personne âgée.
Mais, depuis deux ans déjà, Grace s’est éteinte dans canapé devant sa télévision allumée, et personne ne s’en est aperçu ; un avant-goût de l’immortalité digitale ?
O.V.
Dans son œuvre, Johanna Vaude multiplie les rencontres entre les arts plastiques académiques et le cinéma d’avant-garde.
Forte d’une solide connaissance de l’histoire des images, elle explore leurs différentes formes, symboliques et culturelles. Dépassant le discours emblématique que porte chacune, elle les confronte pour en révéler les véritables tenants, parfois moins lisses qu’il n’y paraît.
Dans Notre Icare, des images de songe se fondent à des images de guerre et de violence gratuite. Parce que, quand les idéologies s’en mêlent, la force des rêves d’absolu peut conduire et à la destruction et à la perversion. La construction de son film, en boucles successives, rappelle qu’au cours de l’Histoire, les flambées de violence suivent, elles aussi, certains cycles.
Et, si Johanna Vaude monte dans son film des images de snuff movies (films clandestins présentant des scènes insoutenables de mort en direct, souvent précédées de tortures et de viols), c’est pour nous interpeller : "Pouvoir consommer de telles images signifie que nous sommes arrivés au bout d’un imaginaire qui s’appauvrit".
O.V.
Avec Alone. Life Wastes Andy Hardy, Martin Arnold se propose de montrer qu’on peut faire porter n’importe quel discours à un bout de pellicule, dont le contenu originel est neutre, grâce à quelques distorsions élémentaires.
Jamais il ne remonte la séquence choisie, mais il passe et repasse en tous sens et à vitesse variable quelques plans anodins de trois films - successivement : ils ne s’interpénètrent pas, mais leur relecture contradictoire souligne la relativité du regard, et la quasi-inexistence d’un sens intrinsèque de l’image cinématographique.
Les trois scènes ainsi réinventées prennent des dimensions insoupçonnées, confinant au drame. Une scène d’amour maternel peut devenir un conflit œdipien d’une grande lubricité.
La bande sonore elle-même laisse apparaître les tensions étouffées de ces instants recréés (ou l’inverse).
O.V.