par Sol B’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe
Sortie le mercredi 25 avril 2018
Le Bateau ivre, deuxième fiction de Dominique Philippe (1), est une histoire d’amour à trois : Alan, Solen et la mer. Trois, c’est le bon nombre pour la stabilité, tout le monde vous le dira (2).
Solen a un bateau mal en point. En attendant d’avoir les moyens de le réparer, elle en "emprunte" parfois un autre dans le port. C’est pas la femme qui prend la mer, c’est la mer qui prend la femme.
Alan, lui, sait regarder, caresser du regard, il dessine. Il sourit tout le temps. Il a un camion et une canne.
Elle sait naviguer, lui non, il a assez de mal comme ça à se tenir debout sur la terre ferme. Ça se passe dans un petit port des Côtes d’Armor, c’est l’été, ils se reconnaissent, ils sont faits pour se rencontrer.
Même si on n’était pas à la recherche d’un embarquement, malgré ou à cause de la lenteur du récit, à cause de la Bretagne bien sûr, on ne peut s’échapper des mondes de ces deux amants différents en voie de libération.
Leurs amours intermittentes sous la lueur du phare nous sont familières. On trouve chez eux ce qu’on ne trouve pas (encore) dans les films français main stream d’aujourd’hui : un autre rythme et d’autres pistes de vie. Comme si toute la profession craignait de régresser dans quelque babacoolisme ridicule, forcément ridicule.
On se trouve surtout embringué dans le sujet principal, sujet révolutionnaire s’il en est, celui de l’impuissance confronté au diktat dominant. Il dit : "Sans amour, le sexe est possible, sans sexe, l’amour est impossible". Elle dit : "Qu’est ce que t’en sais de ce que mon corps réclame ?" Et comme chez Dylan où la réponse est dans le vent, pour eux, la réponse est dans la mer.
Alan et sa canne, objet transitionnel par excellence, Solen qui navigue en solitaire et connaît le prix du silence tout autant que celui des mots, tous les deux vont progresser ensemble dans ce film dont la fragilité n’est qu’apparente, certainement grâce aussi au charme ambigu de Julien Bourdel, et à la puissance animale de Vinciane Amilhon.
Avec juste le fil des jours et quelques péripéties - contrepoints, ils vont démontrer, de façon insolente et sans jamais aucune image complaisante, décorative ou inutile, ce que personne ne sait (encore) bien faire, malgré les progrès pas à pas opérés par les militants : une personne humaine, c’est un tout indissociable, corps et âmes intimement mêlés. Et que l’émotion qu’on appelle l’amour est une notion dont le genre humain est loin d’avoir fait le tour, n’en déplaise au christianisme qui l’a montée en épingle pour mieux la manipuler.
Car voici la bonne nouvelle qui fait du Bateau ivre un film à la fois hors mode et d’avant-garde.
Le temps de la verticalité est en voie d’extinction.
Le temps du triomphe des phallus (3) dressés, - de ceux des aristocrates comme Aubrey Beardsley à ceux du peuple, comme au Bouthan ou au Népal - c’est révolu. Le temps des phallus imaginaires aussi, qui, sans figuration, fermentent, tapis dans les cerveaux de tous sexes.
Il ne faut pas croire ceux qui proclament jouir sans entraves. La nature humaine est ainsi faite que, sans entrave, nul ne jouit. Quant aux extases, mystiques ou profanes, elles sont loin d’avoir livré tous leurs secrets. Les panoplies labellisées des corps, mâles et femelles, sont déjà obsolètes.
Car voici venir le temps de l’horizontalité et celui de la décroissance (4).
Seuls les non-voyants ne s’en aperçoivent pas.
Sol B’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Dominique Philippe est un cinéaste indépendant, breton donc voyageur. Il a réalisé des documentaires au Sahel, au Niger, au Mali, en Haïti. Son premier long métrage de fiction, Tourbillon à Bamako, date de 2012.
2. Denis de Rougemont un des premiers, dans L’Amour et l’Occident (1939).
3. Ne pas confondre phallus et pénis. Le phallus est inaccessible à quiconque.
4. Si l’espèce humaine veut survivre sur la Terre.
Le Bateau ivre. Réal, mont : Dominique Philippe ; ph : Julien Le May ; mu : Glenn Besnard ; son : Christophe Saudeau ; dessins originaux : Christophe Houzé. Int : Julien Bourdel, Vinciane Amilhon, Zouhila Magri, Christophe Duffay, Mélanie del Khin (France, 2017, 83 mn).