par Claudine Castel
Jeune Cinéma en ligne directe
Sortie le mercredi 16 mai 2018
De septembre 2015 à mai 2016, Idomeni, sur la ligne ferroviaire Belgrade-Thessalonique, est devenu un camp de transit, quand la Macédoine a décidé de fermer sa frontière aux réfugiés.
Dans la plaine hivernale passe une théorie d’hommes, de femmes et d’enfants souvent portés par leur père. Toute leur vie ramassée dans des sacs en plastique ou des bagages de fortune. On se souvient des "pauvres immigrants" d’Apollinaire, de leur édredon rouge (1). Eux, Syriens, Afghans, Kurdes sont passés par tant d’épreuves qu’ils ont tout perdu en route.
Les haut-parleurs serinent que le ministère grec pourvoit à la nourriture et aux soins médicaux. Le flux incessant de réfugiés qui vont, viennent, souligne le paradoxe d’avoir été arrêtés, immobilisés, parqués. Files d’attente dont ne voit que des pieds pataugeant, englués dans la boue.
Maria Kourkouta et Niki Giannari (2) filment dans la durée des images collectives, rendant une idée de la multitude. Le parti pris temporel devient une donnée sensible pour appréhender que le temps s’est bloqué dans un cul-de-sac, qu’épuisés, les gens ressemblent à des fantômes. Et la pluie ruisselle sur les minces imperméables kaki, les enfants flottent dans leur enveloppe de plastique rose et blanc.
Les trains de frêt de NACCO et de VTG passent, les réfugiés n’ont d’autre moyen que de faire des sit-in pour les bloquer. Ils scandent "Ouvrez les frontières", reprennent la parole, s’affrontent verbalement.
Un "négociateur" de la Grèce s’oppose à leur action qui, selon lui, compromet l’économie grecque ; un Syrien lui rappelle l’histoire des réfugiés grecs à Alep en 1922. L’homme aux lunettes, une pancarte entre les dents, adresse une supplique muette en allemand à Merkel. Un étudiant s’exprime haut et fort contre l’islamophobie en Europe depuis les attentats, alors qu’ils sont victimes de Daesh.
La dernière partie du film, en noir et blanc, délaisse le numérique pour l’argentique. Aux scènes du quotidien, vaisselle, lessive, succèdent de bouleversants portraits fugitifs, sourires éclatants des femmes, un homme au visage buriné qui lève le poing. On entend dans la voix de Lena Platonos la musicalité de la langue grecque, où gît et surgit la poésie toujours vivace depuis Iannis Ritsos.
Niki Gianniri rappelle aux Grecs qu’ils ont vécu la guerre civile, l’exil ; elle évoque la mort de Walter Benjamin à Port-Bou. Elle remercie ces femmes et ces hommes dont le dur désir de vivre, et leur énergie pour "passer quoiqu’il en coûte", les émancipe du statut de paria. Ils tournent le dos à la figure tragique de l’Angelus novus, "Ange de l’Histoire" de Benjamin. (3).
Apatrides, sans-foyer.
Ils sont là.
Et ils nous accueillent
Généreusement
dans leur regard fugitif,
nous, les oublieux,
les aveugles.
Ils passent et ils nous pensent.
Niki Gianniri
Claudine Castel
Jeune Cinéma en ligne directe
P.S. On se reportera également à : Georges Didi-Huberman & Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte, Éditions de Minuit, 2017.
L’ouvrage se compose d’un poème en version bilingue, de Niki Giannari intitulé Des spectres hantent l’Europe, et d’un texte de Georges Didi-Huberman intitulé Eux qui traversent les murs. Les illustations sont tirées du documentaire.
Des spectres hantent l’Europe. Réal et sc : Maria Kourkouta & Niki Gianniri ; ph, mont : Maria Kourkouta ; voix off : Lena Platonos (France-Grèce, 2016, 99 mn). Documentaire.
1. Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur, in Guillaume Apollinaire, "Zone", Alcools. Poèmes 1898-1913, Gallimard 1913.
2. Maria Kourkouta a réalisé une série de films d’animation à partir de photos prises à New York, intitulée Prélude 02-07 (2008-2012). Et, en 2013, Epistrofi stin odo Aiolou (Retour rue d’Éole) (16 mm, 14mn). Elle avait un projet de film sur la guerre civile grecque des années 40 et faisait des repérages avec Niki Gianniri dans la région d’Idomeni, quand l’urgence de la situation les a rattrapées.
3. Walter Benjamin, Sur le concept d’Histoire IX. Œuvres III, traduction Maurice de Gandillac, Gallimard, Folio Essais, 2000.