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Némirovsky, Irène (1903-1942)
Et le cinéma
publié le mercredi 21 mai 2014

Une passagère tentation du cinéma

par Alain Virmaux
Jeune Cinéma n°326-327, automne 2009


 


Depuis le Renaudot posthume pour Suite française en 2004, plus question de "redécouvrir" périodiquement Irène Némirovsky. Son importance et sa place sont désormais incontestées. Certains de ses visages, en revanche, restent mal ou peu explorés, comme sa relation avec le cinéma. On est en droit de chercher à en savoir plus, car le cinéma avait contribué assez vigoureusement à asseoir la notoriété de la jeune femme.

D’abord avec le David Golder (1930) de Julien Duvivier, qui fit grand bruit, quelques mois seulement après la publication (1929) du roman par Bernard Grasset.


 


 

Là-dessus, le même Grasset republie dans la foulée un autre "roman" d’Irène, Le Bal (1930) - déjà publié comme nouvelle en 1929 et sous pseudonyme, mais peu importe - et là encore, presque immédiatement, l’ouvrage est porté à l’écran par Wilhelm Thiele (1931), avec moins d’éclat et de fidélité que Duvivier, mais avec presque autant de succès public, grâce notamment à une débutante de 14 ans nommée Danielle Darrieux.


 


 

En présence de cette double réussite, presque coup sur coup, on doit convenir que le cinéma ne peut plus être considéré comme une donnée marginale, un épiphénomène un peu négligeable, dans la brève et pathétique trajectoire de Irène Némirovsky.

Ce qui pouse à y faire retour, c’est la publication récente d’un nouveau recueil, par les soins de Olivier Philiponnat, Les Vierges et autres nouvelles (Denoël 2009). Douze nouvelles, dont la première a pour titre Film parlé (au singulier). Elle avait été publiée une première fois en 1931, dans Les Œuvres libres, puis reprise dans le recueil Films parlés (au pluriel), publié par Gallimard en 1935. Une telle enseigne ne pouvait avoir été choisie par hasard, ou juste pour faire "moderne".


 

Par un de ses biographes, Jonathan Weiss, on savait en outre que Irène Némirovsky avait écrit, en 1931, un scénario de film, La Symphonie de Paris, qu’on croyait "introuvable".
Or - comme nous l’avons indiqué ailleurs - le scénario était aisément localisable : il avait tout bonnement été déposé à l’Association des auteurs de films (A.A.F.), rue Ballu à Paris, ainsi que trois autres scénarios de Irène N., datés de 1932. Pour avoir jadis repéré leur existence dans les registres de l’A.A.F., nous avons pu favoriser leur récupération par l’IMEC. Consultée sur ces dépôts de 1931-1932 auprès de l’A.A.F., la fille d’Irène, Denise Epstein, pense que sa mère a pu être incitée à se tourner vers cette association par son beau-frère, Samuel Epstein (frère aîné de son mari). Ce dernier travaillait alors pour la firme Albatros.


 

On sait que cette firme avait pris le relais, à Montreuil, des Studios Ermolieff où s’était regroupée, dans les années 20, presque toute l’émigration du cinéma russe (Tourjanski, Volkoff, Protazanov, Mosjoukine). Au fil des ans, la société Albatros avait élargi son éventail jusqu’à produire des films typiquement français (L’Herbier, Clair, Feyder). Ainsi, par sa belle-famille, Irène Némirovsky était assez bien informée des mœurs et des pratiques cinématographiques.
En sorte qu’on conçoit sans peine qu’elle ait pu envisager une semi-reconversion dans le cinéma. Les succès instantanés, en deux ans, de deux films immédiatement tirés de ses livres ne pouvaient que faire naître, chez elle, une fallacieuse illusion. Tout autre auteur, à sa place, aurait sans doute réagi comme elle. Il n’y avait aucune raison de penser que la "martingale" ainsi enclenchée n’allait pas continuer à produire ses effets.


 

Avant d’aller plus loin, il faut ici dresser un constat.
D’après tout ce qu’on sait aujourd’hui d’elle, il semble qu’elle n’ait guère été cinéphile, au sens que nous donnons actuellement à ce mot (1). Entendons-nous bien : elle appréciait vivement le cinéma, et elle a reconnu volontiers l’influence des films sur son écriture romanesque. Mais elle est apparemment restée étrangère à la mythification du cinéma qui avait touché, dans le sillage de Apollinaire, un grand nombre d’intellectuels et d’artistes dans les années 20. Pour autant qu’on le sache, et sous réserve de nouvelles découvertes, elle ne paraît s’être intéressée ni au mouvement des ciné-clubs, ni à l’avant-garde muette. Ce qui ne signifie nullement qu’elle ait ignoré Le Cuirassé Potemkine, Un chien andalou ou bien Chaplin. Simplement, elle n’est pas du tout de ceux qui ont vaticiné sur le 7ème Art, et elle n’a pas déclamé non plus contre l’abâtardissement que représenterait l’arrivée du film parlant.
Bien au contraire, c’est ce visage nouveau du cinéma qui la passionne et, si elle ne dit pas que le muet est "ringard", c’est tout comme. Dans un entretien de juin 1931 avec une journaliste de Pour Vous, Michelle Deroyer, elle déclare sans sourciller : "J’aime beaucoup mieux le cinéma parlant, et chantant, et dansant, et 100%, voyons ! Le cinéma muet ne nous faisait accomplir que des voyages chez les fantômes… Merci bien !"
Voilà qui est clair, et qui aura peut-être choqué quelques dévôts de l’ère muette, mais souvenons-nous qu’elle n’est pas seule à penser de la sorte, sans même en référer à Pagnol et à sa cinématurgie.


 

Que le parlant soit accueilli par Irène Némirovsky comme un "enrichissement prodigieux" et qu’elle rejette sans état d’âme tout le cinéma muet dans un passé révolu, il n’y a rien là de surprenant.
C’est le tout neuf parlant, avec Duvivier puis Thiele, qui vient de contribuer efficacement à la porter quasi au pinacle. Il est assez normal qu’elle y applaudisse. Ce point admis, on doit apporter une nuance. N’allons pas imaginer la jeune romancière fêtée, en ce début des années 30, tout à fait ignare et inculte en matière d’histoire du cinéma. Ses biographes ont révélé qu’en 1931, elle envisageait qu’un scénario de film soit écrit "avec tous les épisodes de ma vie" (2), en faisant expressément référence à un célèbre documentaire muet de Walther Ruttmann, Mélodie du monde (1929). Encore faut-il ajouter que le film de Ruttmann fut sonorisé dès 1929 et que c’est probablement sous cette forme actualisée que l’auteur de David Golder a pu le voir. En somme, elle ne retient du cinéma - muet, sonore ou parlant - que ce qui s’accorde à son tempérament créateur et c’est d’une parfaite légitimité.

Si elle a quelquefois évoqué le cinéma à l’occasion d’entretiens, jamais, en revanche - et là encore, sous réserve - elle n’a écrit directement sur lui.
En 1933-1934, pour le quotidien Aujourd’hui, elle fut provisoirement chroniqueuse de théâtre, rendant compte de pièces de Bourdet, Crommelynck ou Büchner. Mais, contrairement à ce qu’une de ses biographies avait indiqué, elle semble bien n’avoir assuré nulle part la critique des films. On peut le regretter, car les positions qu’elle aurait pu prendre - par exemple (pour nous limiter à l’année 1931) sur Les Lumières de la ville (Chaplin), Le Million (Clair) ou L’Opéra de quat’sous (Pabst) - auraient à coup sûr été éclairantes et précieuses.


 

À défaut, nous devons nous contenter de ses "films parlés" et des scénarios qu’elle avait confiés à la rue Ballu entre 1930 et 1932. Textes qui ne sont nullement indifférents.
Le plus curieux d’entre eux est sans doute le tout premier, Symphonie de Paris.
Simple synopsis (6 pages), principalement axé sur sa dimension sonore : très peu de dialogues, le strict minimum. Ce parti pris est révélateur de l’époque. Pour mémoire : beaucoup de bons esprits, convaincus que l’arrivée du parlant était une catastrophe, une dégénérescence par rapport à "l’âge d’or" du muet, se rabattirent sur la seule voie de recours qui leur paraissait possible, un cinéma simplement sonore et quasi sans paroles.

Autour de 1930 naquirent quelques projets conçus dans cet esprit : Antonin Artaud publia à N.R.F. sa Révolte du boucher ; Philippe Soupault fit paraître un "scénario de film sonore", Le Moulin, etc. Cet engouement pour le "sonore" n’allait pas durer. La formule en est abandonnée presque par tous (3) dès 1932, y compris par Irène Némirovsky : on en prend conscience à la lecture de ses autres scénarios. Il est étonnant - sans plus - qu’elle se soit spontanément inscrite, à l’égard du cinéma, dans le même camp que les poètes et auteurs d’avant-garde.

Parenthèse : qu’a-t-elle pensé du surréalisme ? Il existe là-dessus fort peu d’indices, mais on relève que le mot apparaît justement, en 1930-1931, dans le synopsis Symphonie de Paris. Dans un contexte, à vrai dire, plutôt défavorable : il est prononcé dans un brouhaha de paroles creuses, pour faire écho à une certaine "modernité", d’ordre surtout mondain. Le détail ne vaut pas prise de position, bien qu’il ne témoigne pas d’une grande affinité avec André Breton et les siens. Reste que Irène N. va se détourner de l’écriture de scénarios vers 1933, au moment même où ceux que nous citions - Artaud ou Soupault - se détournent aussi du cinéma, après avoir placé en lui d’immenses espoirs.

Si l’auteur de David Golder renonce à écrire directement pour l’écran, c’est évidemment en raison de l’insuccès de ses tentatives. Après les dépôts faits rue Ballu pour protéger ses droits, elle a - en bonne logique - dû faire transmettre des copies de ses scénarios à des sociétés (comme Pathé) ou à des réalisateurs (comme Duvivier). Sans doute par le canal de son agent, Alfred Bloch.
Dans une des nouvelles qui viennent d’être publiées en recueil, intitulée L’Inconnue et peut-être écrite en 1941, l’un des deux personnages centraux est un auteur naguère célèbre mais dont le public est en train de s’éloigner : "Plusieurs affaires de cinéma qui s’annonçaient fructueuses ratèrent au dernier instant…" (Les Vierges, op. cit., p. 136). Écho évident des dificultés personnelles de la romancière. Selon Olivier Philiponnat, le scénario Symphonie de Paris "faillit se concrétiser", et une adaptation du roman Jézabel (1936) n’aboutira pas davantage. Échecs répétés qui vont inciter l’auteur à tourner la page.


 

Le détachement va prendre la forme d’une publication : processus presque rituel, lorsqu’un écrivain désespère de voir un jour à l’écran son scénario, mais désire qu’une trace subsiste de son ambition première. Irène N. ne déroge donc pas à la tradition en publiant, chez Gallimard, le recueil Films parlés, dans la collection "Renaissance de la nouvelle", dirige par Paul Morand.
En principe, le livre, sorti en 1935, semblait devoir être un recueil de scénarios, et on pouvait supposer qu’il réunirait tous ceux qui avaient été déposés rue Ballu. Or ce n’est pas le cas. On n’y trouve ni La Symphonie de Paris, ni Carnaval de Nice et Noël (confiés en 1932 à l’A.A.F.). Mais seulement La Comédie bourgeoise, qui avait d’ailleurs paru au préalable dans Les Œuvres libres, en juin 1932.
Les autres titres réunis dans le recueil gallimardien (Les Fumées du vin, Ida) sont plutôt des nouvelles que des scénarios, et même Film parlé (au singulier), malgré son titre. Le volume obtint en 1935 un honorable succès de vente, ce qui n’était pas acquis au départ pour un recueil de nouvelles, mais la critique fut partagée. Si certains applaudirent à l’effort de renouvellement du langage romanesque, d’autres furent nettement plus réservés, comme Ramon Fernandez dans Marianne ou Henri de Régnier dans Le Figaro. Le procédé qui consistait à "singer le cinéma" leur paraissait sans avenir.


 

Pour mieux en juger, donnons un exemple ou deux de cet effort de renouvellement narratif. Voici une vision - dans La Comédie bougeoise (1932) - qui paraît empruntée au cinéma muet :
"Une chambre. Un grand lit. Dans la demi-obscurité, un homme endormi ronfle. C’est Henri. Madeleine est couchée à côté de lui ; son visage est tourné vers la fenêtre. Quand passe le faisceau de la lumière du phare, il éclaire deux larmes qui roulent, lentement, sur ses joues. L’image disparaît."
On se croirait dans La Souriante Madame Beudet (1923) de Germaine Dulac, qui offre une séquence presque identique. Ce qui porte à supposer qu’en dépit de son reniement affiché du cinéma muet, Irène N. le connaissait fort bien et en était restée imprégnée.

Autre exemple : "Le jet de lumière d’un bec de gaz éclaire brusquement une longue jambe de femme découverte jusqu’au genou." (Film parlé, 1931).
L’image semble renvoyer à tel ou tel film expressionniste allemand. Même remarque pour cet autre fragment : "Le jazz joue derrière une baie illuminée ; l’ombre gigantesque d’un nègre qui gonfle ses joues et tire des sons aigus d’un saxophone danse sur les vitres" (Film parlé, 1931).

En poursuivant la lecture, on retrouverait la plupart des figures de style - fondu, surimpression, montage parallèle… - les plus couramment employées par le cinéma de l’époque. En vertu d’un parti pris de mimétisme qui en affaiblissait la portée. On admire l’habileté, l’exactitude, le fini de la transposition. Mais ses mérites n’excèdent pas ceux de l’imitation réussie, voire du pastiche. La seule originalité véritable de ces scénarios se situe peut-être dans l’art - poussé à un sommet dans Symphonie de Paris - du contrepoint sonore.
L’auteur de Films parlés cède volontiers à une sorte de surenchère "bruitiste". Et cette démarche s’inscrit naturellement aussi dans les tentatives lancées, au début des années 30, pour doter la radio d’un statut artistique.
Quelques pionniers luttaient pour l’avènement d’une spécificité de l’expression radiophonique (on voulut même la baptiser "8e art", avant que l’expression soit reconvertie à d’autres fins). C’est dans ce contecte fortement embouteillé - nostalgie inavouée du muet, avènement de la radio et du film sonore, tâtonnements du parlant à ses débuts - que prend place le recueil Films parlés.


 

La publication du livre siginfiait l’abandon d’une espérance. Il ne s’agissait plus que de préserver par l’imprimé ce qui pouvait encore être sauvé.
Bien plus tard, lorsque Michelangelo Antonioni publia son scénario Techniquement douce (éd. Albatros, 1978), il le commenta par cette phrase explicite : "La bataille entre le film et moi s’achève avec la publication du scénario".
Dans le recueil Films parlés, nulle trace d’amertume. Mais il n’est pas exclu qu’après les débuts en fanfare que semblaient promettre David Golder et Le Bal en 1930-1931, les échecs répétés de tous les projets ultérieurs aient pu provoquer, chez la jeune romancière, le même type de désabusement que celui qu’allait connaître Sartre, avec le cinéma, après son engageant recrutement par Pathé en 1943. Bien d’autres auteurs ont placé dans le cinéma d’immenses espoirs, presque toujours déçus (4).

Cette fascination du cinéma - qu’on retrouve chez des écrivains aussi différents que Sartre et Irène Némirovsky - n’obéit pas qu’à des motivations financières, comme on pourrait être tenté de le croire.
Elle doit beaucoup aussi, et peut-être surtout, à l’ambition d’élargir considérablement leur audience, et de toucher même le public qui ne lit pas de livres.
Enfin, elle est sûrement redevable au désir profond de voir incarner leurs personnages de papier, et dotés dune vie qui les transfigure, en ouvrant de nouvelles voies.
Dans le cas précis d’Irène Némirovsky, la lecture de ses "films parlés" et de ses scénarios la montre fidèle à ses thèmes de toujours (extrême cruauté des rapports sociaux et familiaux), mais enrichis de notations inattendues, parfois humoristiques, qui n’apparaissent guère dans le reste de son œuvre.
L’habileté mise en œuvre pour forger un nouveau langage romanesque, même s’il aboutit à une impasse, mérite d’être saluée. Il serait tout indiqué qu’un chercheur s’applique à mettre en lumière ce visage oublié de la romancière et à en montrer la richesse stylistique et thématique.

Alain Virmaux
Jeune Cinéma n°326-327, automne 2009

1. Encore faudrait-il se demander si la cinéphilie est une vertu. Ce qui n’est pas l’avis de Thomas A. Ravier, dénonciateur de "la bêtise cinéphilique" dans L’Œil du prince (Gallimard / L’Infini 2008).

2. O. Philiponnat & P. Lienhardt, La Vie d’Irène Némirovsky, Grasset/Denoël 2007, p. 238.

3. Ajoutons que Benjamin Fondane s’était lui aussi engagé dans cette voie, en écrivant le scénario de Rapt (1934) pour Dimitri Kirsanoff, dans l’esprit même du cinéma muet.

4. On peut faire ici mention de Henri Pourrat (1887-1959) et de son Gaspard des montagnes, publié avec grand succès dans les années 20. L’auteur auvergnat rêva longtemps d’une version cinématographique de son livre, en parla dès 1921, écrivit des synopsis, multiplia les démarches, mais en vain (voir le n° 18 des Cahiers Henri-Pourrat). C’est seulement après sa mort que la télévision s’empara de son Gaspard pour un téléfilm en deux épisodes, d’ailleurs honorable (Jean-Pierre Decourt & Claude Santelli, 1964) et dont on a tiré un DVD.



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