home > Films > Nous nous sommes tant aimés (1974)
Nous nous sommes tant aimés (1974)
de Ettore Scola
publié le mercredi 30 mai 2018

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 278, spécial Ettore Scola, octobre-novembre 2002

Sorties les mercredi 5 mai 1976, 14 juillet 2004 et 30 mai 2018


 


Ils ne sont pas si nombreux les films que l’on garde en plein cœur, ceux qui, dix ou trente ans après leur première vision, conservent intacte leur faculté d’éblouissement, ou de trouble, soit parce qu’ils ont si bien su capter un moment de leur époque qu’ils nous le restituent, malgré l’éloignement, inchangé, soit parce que les situations qu’ils créaient ont éveillé des résonances dont l’écho ne s’est jamais éteint.
Des films sur lesquels on ne revient pas, qu’on les ait vus une fois ou cinquante, parce qu’ils ont vieilli en même temps que notre regard et qu’on se retrouve devant eux comme au premier jour.
Des films qui ne figurent pas dans la catégorie "chefs-d’œuvre", qu’on n’oserait pas inclure dans une liste sérieuse, mais pour la petite musique desquels, on donnerait, comme disait l’autre, "tout Rossini, tout Mozart et tout Weber", parce qu’ils sont, un jour, tombés juste. On peut toujours en chercher les multiples raisons, il y a une alchimie de la rencontre, avec une personne ou avec une œuvre, qui résiste à l’analyse, et c’est heureux.


 


 

Car comment expliquer autrement que par "la rencontre" cet attachement pour C’eravamo tanto amati, qui nous a touchés et nous touche comme nul autre de son auteur (Sofia Loren, sur sa terrasse, une star en visite dans la cité, alors que le moindre sourire de Stefania Sandrelli nous fait fondre) - sans doute parce qu’il y a trop de raisons objectives d’admirer les autres et que, comme chantait à peu près Brassens, "l’admiration, papa, ça n’se commande pas".


 

Il y a des films qu’il faut voir en leur temps, parce qu’ils s’insèrent immédiatement dans notre paysage intérieur, qu’ils deviennent un reflet de notre itinéraire. Nous nous sommes tant aimés fait partie de cette peu nombreuse cohorte, au même titre que d’autres films-miroirs sur la perte des illusions chorales, The Big Chill de Lawrence Kasdan (1983) ou Mes meilleurs copains de Jean-Marie Poiré (eh oui !) (1989) : on y fait ses comptes, on s’y identifie avec délectation, on y retrouve une respiration commune. D’où la nécessité de surprendre ces œuvres dès leur éclosion, avant qu’elles ne se figent pour devenir une simple étape dans une filmographie.


 


 

Questions sans malice : que peut représenter le film de Scola en 2002 pour un regard de 20 ans, pour qui De Gasperi est un nom inconnu et l’interdiction du divorce une loi oubliée ? Quelle dimension personnelle, au-delà de l’admiration devant l’horlogerie de la mise en place et des performances d’acteurs, rarement aussi bons ?

Vu il y a trente ans, Nous nous sommes tant aimés nous offrait l’image de ce que nous avions déjà vécu, même si les moments historiques n’étaient pas les mêmes, et de ce qui nous attendait, globalement : les égarements du cœur et de l’esprit, la culture de diverses passions, où la politique et le cinéma avaient les meilleurs rôles, la certitude, comme Gassman, que "les gens comme nous allaient changer la société en une société plus juste", certitude déjà chancelante car pointait l’éventualité de déclarer un jour, comme Manfredi, que "nous voulions changer le monde, et c’est le monde qui nous a changés".
Enfin, à moindres frais, Nous nous sommes tant aimés nous permettait de devenir, nous aussi, sinon des personnages historiques, du moins des personnages de l’Histoire, occasion qu’aucun film français ne nous offrait.


 

Revu aujourd’hui, le film, comme nous nous y attendions, n’a rien perdu de ce qui faisait son charme et son éclat.
Il cherche à lier le particulier et le collectif, à inscrire des itinéraires individuels dans la perspective générale du mouvement d’une société - et y parvient, ce qui n’est pas si fréquent (1). La pâte historique - vingt-cinq ans (1945 -1970) de soubresauts politiques en Italie - est brassée avec suffisamment d’intelligence pour qu’elle lève, et les quatre héros sont porteurs de tant de générosité et d’espoirs, au moins dans leurs débuts, qu’on ne peut que vibrer en phase.


 


 

L’habileté des auteurs - Scola certes, mais aussi Age-Scarpelli, inépuisables duettistes, virtuoses du scénario au petit point, dont on ne savait, comme pour Fruttero & Lucentini, qui faisait quoi, et sans qui le cinéma italien des belles années n’aurait pas été ce qu’il fut (2) -, l’habileté des auteurs, donc, à installer les personnages dans des situations douloureusement comiques, souvent semblables ("C’est une pièce qu’on a déjà jouée, moi, toi et l’autre", dit Gassman) mais jamais répétitives ("Mais l’autre a changé"), est telle qu’on ne cherche pas une seconde à chipoter sur l’exemplarité de chacun des représentants des différents degrés de l’échelle sociale (le prolétaire sympathique, l’intellectuel raté, l’avocat arrivé).


 

Et l’amour du cinéma, sous sa forme explosante-érudite, qui transparaît à chaque instant (et n’est-ce pas ça, avant tout, qui, à l’époque, nous avait transportés ?) - Potemkine recréé, De Sica en majesté, Fellini réinventant La dolce vita, L’Ange pervers de Ken Hughes détourné, Zampa à qui Sandrelli doit apporter ses photos - nourrit le film sans le parasiter, et lui assure sa pérennité.


 


 

Les angles d’approche de C’eravamo… peuvent être multiples - dans l’ouvrage de Lindau, il faut 110 pages à 12 critiques pour n’en pas venir à bout -, à chacun de choisir ad usum proprium.
Il nous est doux de constater aujourd’hui que c’est avec raison que nous l’avions tant aimé.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 278, spécial Ettore Scola, octobre-novembre 2002

1. Le scénario, publié en 2001, s’orne d’un superbe sous-titre : Enzo Siciliano, cur., C’eravamo tanto amati di Ettore Scola. Storie di italiani. Storia d’Italia, Turin, Lindau, 2001.

2. Ou comme pour les Taviani. Sans chercher à tenter de rendre à Furio (Scarpelli) ou à Agenore (Incrocci) - définitivement liés par leur trait d’union -, ce qui vient de Ettore, et inversement, on peut imaginer que tout ce qui tient à la Résistance et à ses lendemains vient plus de A. & S. que de Scola (14 ans à la Libération) : le commentaire elliptique de Antonio (Nino Manfredi), "En 1946, les brancardiers démocrates-chrétiens furent promus infirmiers", reflète assurément l’amertume de situations vécues.

Nous nous sommes tant aimés (C’eravamo tanto amati). Réal : Ettore Scola ; sc : E.S., et Age-Scarpelli ; ph : Claudio Cirillo ; mont : Raimondo Crociani ; mu : Armando Trovajoli. Int : Nino Manfredi, Vittorio Gassman, Stefania Sandrelli, Giovanna Ralli, Stefano satta Flores (Italie, 1974, 124 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts