Rencontre avec Roger Corman, à propos de The Intruder (1962)
Jeune Cinéma n°2, novembre 1964
Roger Corman, pour le public français, c’est le spécialiste du film d’horreur. Adaptations de Edgar Poe, films d’humour noir à tout petit budget, un thriller que les salles parisiennes passent souvent, Mitraillette Kelly (1), tous ces films que la Cinémathèque a présentés en juin 1964 dénotent l’extraordinaire métier de ce réalisateur de 40 ans (2) qui offre à son public humour et violence sur mesure.
À son actif, une très sûre direction d’acteurs, tantôt très célèbres comme Vincent Price, Peter Lorre, Boris Karloff (3), tantôt inconnus en France, et qui semblent former "l’équipe Corman". Un certain ton également, une manière de jouer avec l’horreur qui évite le sérieux sans tomber dans la parodie. Cependant, en 1961, ce conteur malin descend dans le Sud avec une caméra et quelques amis et y tourne L’Intrus. (4)
Adam Cramer, délégué par une organisation du Nord, débarque dans une petite ville. Celle-ci, au lendemain de la loi qui a consacré l’intégration scolaire des jeunes Noirs, est résignée et paisible. Tout le monde est contre cette loi, mais que peut-on faire contre la loi ? Cramer est affable, se dit ami de tous. Des contacts avec les habitants, un sondage plus précis auprès d’un politicien local, un meeting, et la violence surgit. Une famille noire est insultée, le Ku Klux Klan reparaît, une église noire est plastiquée, le pasteur tué.
Soutenu par quelques Blancs dont le journaliste du cru, les Noirs tiennent bon. Tous les matins, ils "marchent" vers l’école. La violence s’organise, le journaliste est puni, battu, il perd un œil. Cramer manipule sa fille, pour piéger un collégien noir qui, soupçonné de tentative de viol, va être lynché. Survient alors un voisin de Cramer, qui a découvert l’imposture. L’intrus Cramer, démasqué, abandonné par la foule, s’effondre.
Le sujet de Roger Corman, ce n’est pas exactement la ségrégation ni la revendication noire au droit de "vivre en hommes". C’est plus la naissance d’un mouvement fasciste dans une ville américaine et l’exploitation par celui-ci des préjugés raciaux de la population.
A.T.
Jeune Cinéma : Nous avions entendu parler d’un tournage à la sauvette. Était-il donc possible, en 1961, dans un État du Sud, de tourner dans la rue ?
Roger Corman : J’ai tourné dans le Missouri, un État frontière, qui descend profondément dans le Sud. Je cherchais l’authenticité des visages, des accents, mais aussi le voisinage du Nord car je craignais les ennuis. Et ils sont venus.
Au départ, les habitants de Charleston trouvaient Adam Cramer sympathique et ils ont cru qu’il s’agissait d’un film contre l’intégration. Mais quelqu’un s’est procuré le roman de Beaumont, et la population a compris de quoi il s’agissait. Certains appuis nous ont été retirés, nous avons été menacés, sans cependant subir de violences. Des gens nous ont aidés aussi, ainsi le propriétaire du drugstore où Cramer rencontre la fille.
La scène du lynchage de l’élève noir a dû être tournée dans trois villes différentes. La scène se passe dans le parc du collège et le Noir est balancé lentement devant la foule, qui se met à rire. Pour qu’on ne remarque pas le changement de lieu, j’ai pris le Noir en contre-plongée avec une lentille à courte focale, ce qui rétrécit le champ de vision. La chevauchée du Klan a été tournée le dernier jour : les Blancs avaient compris qu’ils ne pouvaient plus rien.
J.C. : Le film est remarquablement joué. Avez-vous utilisé vos amis acteurs professionnels, ou avez-vous fait appel à des amateurs sur place ?
R.C. : J’ai emmené avec moi quatre acteurs de métier. Cramer, le journaliste, le voisin, la femme. Les Noirs n’avaient jamais joué. Ils ont eu plaisir à collaborer, sauf pour un rôle que personne ne voulait jouer, celui du Noir terrorisé, quand, à la fin du meeting, la foule excitée stoppe une voiture occupée par une famille noire et force le conducteur à sortir et à s’humilier.
Pour arriver à les faire jouer, j’utilisais les méthodes de répétition des théâtres amateurs. Je les rassemblais le soir après le tournage du jour et je les faisais travailler. Nous faisions des improvisations dramatiques.
Les amateurs de lynchage sont joués par les habitants de Charleston, des jeunes, des vieux au chômage, ils restent assis toute la journée en quête d’une opportunité. Je les ai découverts en faisant des repérages pour des lieux de tournage. Mais l’un des voyous, c’est un ami à moi, un écrivain. En réalité, l’intégration avait eu lieu deux ans avant le tournage du film. Les professeurs du collège mixte de Charleston ont joué leur propre rôle.
J.C. : Dans le film, tout commence avec l’arrivée de l’étranger. Vouliez-vous ainsi rejeter sur lui toute la responsabilité de la violence ?
R.C. : Il s’agit d’un fait réel. Cramer a existé, il est venu du Nord, aux premiers jours de l’intégration, dans une ville du Tennessee. Ce que j’ai voulu montrer, c’est que lui souhaite seulement le pouvoir, n’importe quel pouvoir. Le problème noir ne le concerne pas.
J.C. : Le discours de Cramer contient des mots d’ordre, des slogans, il y est question de la "juiverie internationale", du Parti communiste, de la collusion entre Moscou et les Noirs. Cela correspond-il à une réalité américaine ?
R.C. : Le discours contient des propos stupides, sans aucun sens. Par exemple Cramer parle de "métissage" (mongrelisation), ça revient souvent dans les discours des ségrégationnistes. Les slogans font aussi penser au théories nazies. Je l’ai fait exprès. Il y a un plan de Cramer, le bras levé qui évoque Hitler, mais je l’ai voulu très bref, allusif. La phrase : "Les faits sont là" est de McCarthy, c’est une phrase célèbre.
Je voulais représenter tous les types d’agitateurs et leur prêter des propos qui fascinent toujours les foules. Dans la scène de la prison, Cramer arrêté comme responsable du plasticage de l’église explique au politicien venu le visiter que la prison a rendu célèbres de grands politiques, et il nomme Socrate, Lénine, Hitler. Nous avons beaucoup hésité pour choisir ces noms, il fallait qu’ils représentent des idéologie différentes.
J.C. : Au dénouement, la population abandonne Cramer. Pourquoi cette fin optimiste ?
R.C. : Je ne suis pas très satisfait de la fin. Ce que j’aurais voulu exprimer, c’est que la foule prend conscience de l’injustice. Le cas est flagrant. Ils veulent s’éloigner, ne pas en parler, faire comme s’il n’y avait rien eu. Mais cela ne veut pas dire que le départ de Cramer règle tout, la violence peut ressurgir.
J.C. : Le journaliste, au départ, accepte l’intégration à contrecœur, seulement parce que c’est la loi. Puis il prend conscience qu’elle est juste et la défend alors au prix de son foyer et de sa vie. Ce personnage répond-il à une exigence de construction dramatique ou correspond-il à un type réel d’Américain ?
R.C. : Beaucoup comme lui, avant la crise, n’avait pas examiné la question. Mais devant la violence, ils ont compris que la loi était juste. Ils la respectent en tant que juste, non en tant que loi.
J.C. : Dans le film, le personnage du journaliste s’efface au profit du voisin de Cramer qui dénonce l’imposture. Lui peut avoir d’autres motifs puisque Cramer a séduit sa femme.
R.C. : J’ai voulu dire que le journaliste est un intellectuel. Il agit conformément à des idées qui restent des formules abstraites pour les autres. Les intellectuels de Hollywood ou de New York peuvent bien écrire ou parler, les choses ne bougeront vraiment que lorsque l’homme ordinaire aura été touché personnellement.
Le voisin a compris que Cramer est un lâche parce qu’il le connaît. J’ai d’abord envisagé de fondre les deux rôles en un seul, mais cela aurait appauvri mon sujet.
Propos recueillis par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°2, novembre 1964
* Cf. aussi "The Intruder", Jeune Cinéma en ligne directe.
1. Mitraillette Kelly, inspiré de la vie du gangster George Kelly Barnes alias George "Machine Gun" Kelly (1895-1954), avec Charles Bronson (1958).
2. En 1964, depuis 1955, Roger Corman a déjà réalisé 50 films.
3. Vincent Price (1911-1993) ; Peter Lorre (1904-1964) ; Boris Karloff (1887-1969).
4.Le film est visible intégralement en ligne.
The Intruder. Réal : Roger Corman ; sc : Charles Beaumont, d’après son roman ; ph : Taylor Byars ; mont : Ronald Sinclair ; mu : Herman Stein. Int : William Shatner, Frank Maxwell, Beverly Lunsford, Robert Emhardt, Leo Gordon, Charles Barnes, Charles Beaumont, Katherine Smith, George Clayton Johnson, William F. Nolan (USA, 1962, 84 mn).