par René Prédal
Jeune Cinéma n°20, février 1967
Sortie le mercredi 16 novembre 2016
Le point de départ du premier long métrage de Ivan Passer est semblable à celui des Amours d’une blonde de Milos Forman. À l’occasion d’un concert, un musicien et sa jeune amie arrivent en province, découvrant un monde inconnu et des existences aux antipodes de la vie dans la capitale.
Mais alors que Forman limitait son étude à un contexte très particulier (une communauté presque uniquement féminine), Passer, désirant atteindre une réalité plus générale, brosse un véritable tableau pointilliste de la vie provinciale.
Pénétrant à la suite de son jeune couple au cœur de la famille de l’instituteur, il traque, avec une longue insistance, les menus faits de la vie quotidienne, réussissant paradoxalement, à force de réalisme, à déboucher sur l’insolite par l’acuité de son regard et aussi l’emploi judicieux d’un humour commençant en demi-teintes pour s’achever parfois en burlesque délirant.
C’est la séquence de la cuisse de poulet briguée par tous mais généreusement offerte et passant donc d’assiette en assiette en un ballet démentiel. Ce sont les personnages figés essayant de boire un cognac-aux- œufs plus pâteux qu’une bouillie de céréales. C’est la répétition du quatuor ou la discussion du simplet du village et de la jolie héroïne...
Le rire naît souvent d’un imperceptile décalage entre des images banales et un dialogue lui aussi réaliste mais pas du tout en situuation. Ainsi le vieux pharmacien arrivant chez ses amis et rencontrant dans le hall la jeune fille en proie à une formidable crise d’hilarité ; la mère racontant - en faisant le lit - comment elle fut enlevée, jeune fille, par son amoureux au passage d’un cirque, ou le vieux père expliquant sa mauvaise interprétation musicale par ses rhumatismes articulaires. Tout cela est fort juste et aussi d’un comique irrésistible.
Pourtant, de même que l’image finale est d’abord amusante puis agaçante et enfin inquiétante par sa longueur démesurée, les personnages ne paraissent pas comiques au début parce qu’ils sont montrés superficiellement. C’est à mesure qu’ils se révèlent par une étude de plus en plus minutieuse, qu’ils quittent leurs défroques grotesques pour apparaître dans leur profonde et sympathique humanité.
Ainsi cet instituteur-musicien, réduit à jouer aux enterrements avec son père (interprété par Karel Blazek, l’acteur non professionnel déjà remarqué dans L’As de pique) (1) n’est peut-être pas tout à fait le raté que son nom semble désigner ( "Bambas" est le sobriquet donné à l’école aux paresseux). Certes, il n’a pas réalisé ses ambitions musicales, mais, après tout, Vera Chytilova (2) montrait bien que la réussite professionnelle peut, en réalité, masquer un grand vide. Il a, par contre, tout comme son collègue français de La Douceur du village, (3) trouvé un bonheur plus paisible dont il sait se contenter.
Cette approche "néo-humaniste" des êtres (selon l’expression de Passer lui-même) remplace la virulence méchante caractéristique de la comédie américaine (de Quine ou de Wilder), par une tendresse amusée qui faisait déjà tout le prix de sa "nouvelle" des Petites Perles, (4) analysant l’attente des vieux supporters de l’équipe locale de football.
En filigrane de ces existences sans histoire, étouffées, ralenties, l’ennui profile d’ailleurs son inquiétante silhouette à la limite toujours grise entre bonheur individuel et médocrité. Le véritable réalisme se contenterait mal, en effet, d’un tableau en blancs et noirs.
René Prédal
Jeune Cinéma n°20, février 1967
1. De Milos Forman : L’As de pique (Cerný Petr, 1964) et Les Amours d’une blonde (Lásky jedné plavovlásky, 1965)
2. Quelque chose d’autre (O necem jinem) de Vera Chytilova (1963).
3. La Douceur du village de François Reichenbach (1963).
4. Les Petites Perles au fond de l’eau (1965). Ivan Passer avait adapté et filmé une nouvelle de Bohumil Hrabal, prévue pour figurer dans ce film collectif, manifeste générationnel autour de l’œuvre du romancier, signé par Vera Chytilova, Jaromil JiresJan Nemec, Jiri Menzel et Evald Schorm : Un fade après-midi (Fádní odpoledne, 1964). Le court métrage de 14 minutes ne figure pas dans la version finale du film (de 107 minutes).
Éclairage intime (Intimní osvětlení). Réal : Ivan Passer ; sc : I.P., Jaroslav Papoušek, Václav Šašek ; ph : Miroslav Ondříček, Josef Střecha ; mont : Jirina Lukesová ; mu : Oldřich Korte, Joseph Hart. Int : Karel Blazek, Zdeněk Bezušek, Vera Křesadlová, Jaroslava Štědrá, Jan Vostrčil, Vlastimila Vlková, Miroslav Cvrk, Dagmar Redinová, Karel Uhlík (Tchécoslovaquie, 1965, 73 mn).