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Chirat, Raymond (livre)
La Vie de Marguerite Moreno (2003)
publié le mercredi 5 août 2015

par Alain Virmaux
Jeune Cinéma n° 282, mai 2003

Raymond Chirat, La Vie de Marguerite Moreno 1871-1948, Monaco, éd. du Rocher, 2003.


 


Consacrer un livre à cette actrice légendaire, mais très oubliée sûrement des jeunes générations, n’était pas si facile. Surtout si on refusait d’emblée les dérives des grosses biographies à l’américaine. La matière ne manquait pas : une foule inouïe de rôles au théâtre, au cabaret, à l’écran ; des amitiés célèbres (Stéphane Mallarmé, Paul Léautaud, Colette d’abord et avant tout) ; une vie privée tumultueuse jusque dans le grand âge.

Raymond Chirat a pris le parti de ne pas s’attarder - alors qu’il en avait largement les moyens à partir d’une documentation sans pareille - et de nous donner un récit vif, rapide), parfaitement maîtrisé et d’une extrême lucidité. Seules concessions à la "scientificité" actuelle : une théâtrographie et une filmographie aussi complètes que possible, en fin de volume (manque juste un index).

Pourquoi cette volonté manifeste de faire court ? À coup sûr en raison d’une part de déchet considérable dans cette carrière.
Marguerite Moreno n’avait pas seulement été l’interprète, à ses débuts, de Racine et de Vitor Hugo. Pas seulement dit du Baudelaire d’une façon qui envoûtait Paul Léautaud. Elle avait très vite accepté tout ce qui se présentait, et joué tous les auteurs à la mode dans les années 1900 : Eugène Brieux, Henri Lavedan, Maurice Donnay, Jean Richepin, François Coppée, Maurice Rostand, etc. Bref, tout ce qui nous paraît aujourd’hui, à tort ou à raison, le comble de la ringardise.

Arrivée à la maturité, elle ne dédaigna pas non plus les “ panouilles ” un peu n’importe où, jusque dans les revues bien parisiennes de Rip. C’est d’ailleurs quand elle eut la cinquantaine que le cinéma fit appel à elle. Si bien que le souvenir qu’elle nous laisse est celui d’une femme à la "tournure imposante et vaguement hommasse", comme le dit férocement son biographe. Image si bien ancrée en nous que nous avons peine à comprendre les frénétiques élans de passion amoureuse qu’elle avait jadis, encore sylphide, inspirés à Marcel Schwob, son premier mari. (1) Dès 1931, André Delons la rangeait sans hésiter parmi les "vedettes laides" (2) aux côtés de Valeska Gert, de ZaSu Pitts ou de Marie Dressler.

Pourtant, en ces débuts du parlant, elle n’avait pas encore tourné les rôles qui feront plus tard sa renommée : (a Thénardier dans Les Misérables de Raymond Bernard, plusieurs rôles chez Sacha Guitry, dont Douce, et surtout chez Claude Autant-Lara. Mais celle-ci s’affirmait déjà : précisément en 1931, elle figure dans un film quelconque de Henri Diamant-Berger, Sola, (avec Damia), que Philippe Soupault jugeait "sans grandeur", tout en ajoutant : "Mme Moreno est magnifique" (3). Jamais elle ne sera la vedette d’un film, sauf peut-être dans La Dame de pique de Fedor Ozep (1937), où elle est grandiose. (4)

Comme sur les planches, elle se prêtait aussi, sans rechigner, à des rôles minuscules. Dans Les jeux sont faits de Jean Delannoy (1947) - et Sartre -, elle incarne fugitivement une glaçante "réceptionniste de l’au-delà", un an avant sa propre mort.
Un peu comme dans le cas de Louis Jouvet, on retient d’elle une certaine allure altière et une diction inimitable. (5) Dans Un revenant (6), aux côtés justement de Louis Jouvet, elle avait une façon de prononcer "cette famille de cloportes" qui faisait autrefois notre délectation.
C’est encore à Louis Jouvet qu’elle doit son couronnement tardif. En 1945, dans un Paris libéré depuis peu, elle fut une inoubliable et mythique Folle de Chaillot (7), création qui rejeta dans l’ombre les étonnants méandres d’un parcours ici retracé avec verve, précision et acuité.

Alain Virmaux
Jeune Cinéma n° 282, mai 2003

1. On a réédité, en 2002, les œuvres de Marcel Schwob, chez Phébus (coll. Libretto).

2. La Revue du Cinéma, juin 1931).

3. L’Europe nouvelle du 28 mars 1931.

4. La Dame de pique de Fedor Ozep (1937), avec Pierre Blanchar, André Luguet, Madeleine Ozeray.

5. Le registre de Marguerite Moreno (vieilles dames redoutables) a trouvé un écho dans la génération suivante, avec - toutes proportions gardées - la dernière partie de la carrière de Françoise Rosay (1891-1974).

6. Un revenant de Christian-Jaque (1946), avec Louis Jouvet, Gaby Morlay, Ludmila Tcherina, François Périer, Louis Seigner.

7. La Folle de Chaillot de Jean Giraudoux a été créée au Théâtre de l’Athénée, le 22 décembre 1945, dans une mise en scène de Louis Jouvet, avec lui-même et Marguerite Moreno.


Raymond Chirat, La Vie de Marguerite Moreno 1871-1948, Monaco, éd. du Rocher, 2003, 167 p.



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