par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe (juillet 2012)
Andrzej Wajda (1926-2016) est mort dimanche 9 octobre 2016, à Varsovie.
Avec lui s’effondrent les principales images du 20e siècle.
Andrzej Wajda, né en 1926, est, à ce jour, le réalisateur polonais le plus connu au monde, si on excepte Polanski, plus jeune, qui l’a parfois éclipsé dans les médias avec d’autres prétextes qu’artistiques.
Avec Kawalerowicz, Munk et Has, il fait partie de cette fameuse et informelle "école polonaise", qui fait irruption sur la scène internationale après la Seconde Guerre mondiale, venant de derrière le rideau de fer, et par temps de guerre froide.
Mais sa réputation domine largement celles de ses congénères, pour de multiples raisons qui ne résident pas seulement dans son incontestable talent.
On peut sans doute mettre sur le compte de cette célébrité d’autres facteurs : Wajda est précoce, il est prolifique et toujours vivant (53 films, le dernier pour 2013, et 36 mises en scène de théâtre), et il est, depuis ses débuts, politiquement compatible avec l’Occident.
De plus, opposant de souche, il demeure résistant polonais en Pologne, sans jamais choisir l’exil comme tant de ses compatriotes, rusant avec le pouvoir et affrontant les soubresauts de l’histoire.
Son œuvre joue un rôle de trait d’union entre les deux Europes d’avant 1989, et, après la chute du rideau de fer, continue à faire entendre la voix singulière de son vieux pays.
Pour comprendre un parcours de vie, il suffit souvent de quelques éléments-clé.
Pour Wajda, c’est Katyn et son charnier en 1941, et Gdansk et la révolution de Solidarnosc, en 1981.
Andrzej Wajda naît le 6 mars 1926, à Suwalki, au Nord-Est de la Pologne, hasard d’une affectation de son père, officier prometteur.
En effet, sa famille est de Szarow, un village du Sud, près de Cracovie. Son père s’est engagé à 16 ans, dans la légion polonaise de Pilsudski, l’armée de la Pologne indépendante (1919 à 1939). Ses oncles se sont installés à Cracovie, ils y ont gagné des postes importants et construit une maison de famille. Sa mère est institutrice. La famille appartient à l’intelligentsia.
En 1939, il est envoyé à Lvov, pour intégrer l’École des cadets, mais il ne s’intéresse qu’au dessin et échoue au concours.
Et puis la guerre éclate.
Son père, le capitaine Jakub Wajda, est envoyé au front et disparaît.
Tout est bouleversé, le pays occupé, la famille regroupée à Cracovie, la vie quotidienne (les études remplacées par le travail), il a 13 ans.
Katyn (1941)
Le premier charnier, celui de la forêt russe de Katyn (près de Smolensk), est découvert par les Allemands l’été 1941, suivi de ceux de Tver et Kharkov, les années suivantes. Il s’agit des corps de milliers d’officiers polonais, traditionnellement hostiles à l’URSS communiste, les balles d’exécution sont de facture allemande.
À partir de ce moment-là, pendant et après la guerre, se répandent les informations allemandes manipulées, notamment antisémites, les dénégations soviétiques, les rumeurs populaires polonaises, tandis que se multiplient les commissions d’enquête internationales alliées, dont les rapports sont détournés pour raison d’État. Il est grossièrement admis que les responsables sont les nazis. Politiquement, ça arrange tout le monde.
Il est probable que Jakub Wajda a été tué à Katyn.
À cause d’une confusion sur la liste des morts, la famille garde espoir et attend le retour du père, jusqu’en 1950.
Andrzej Wajda n’apprend la vérité (un nettoyage de classe stalinien) qu’à l’ouverture des archives soviétiques, en 1990. Il a 64 ans. Il en fait un film, Katyn, en 2007.
Il a 81 ans. Cet outil contre l’oubli est mal distribué, et reçu fraichement.
L’événement-clé du parcours créateur de Wajda, c’est cette blessure originelle, sans cesse réinfectée par le mensonge et la dénégation de la communauté internationale, sans cicatrisation possible. Face à ce chaos, aucune "pureté" idéologique n’est concevable.
Il dit : "Je suis un Polonais qui fait des films polonais sur la Pologne pour des Polonais. Mais la Pologne, avec son histoire chaotique, c’est nulle part, comme le disait Jarry".
Gdansk (1981)
Tard dans sa vie, un autre événement historique advient, la révolte des ouvriers des chantiers de Gdansk, et l’irruption d’un vrai héros, issu du peuple, Lech Walesa, en 1981. Impurs eux aussi comme tout humain et tout fait social, et utopiques donc voués à l’échec, le mouvement comme l’homme redonnent du sens et de l’espoir à une histoire bloquée.
Wajda, encore dans la force de l’âge, le vit comme une libération.
Il dit : "Il m’a toujours semblé que la vie n’était pas ici et maintenant, pas là où je vivais, pas dans le film que je faisais, j’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose de plus devant moi, que je devais attraper. Je crois que cette fuite en avant, tissant un lien permanent entre mon passé et ce qui va arriver demain, c’est le thème principal de ma vie".
Un pays aux frontières instables, une génération aux repères historiques fuyants, violemment perturbée par une guerre mondiale, une famille énigmatique, le jeune Wajda se voit attribuer un destin ambigu.
Durant la guerre, il accumule les petits boulots, ce qu’il revendiquera plus tard comme une période de formation. Il s’engage aussi dans la Résistance contre l’occupation nazie, au sein de l’Armia Krajowa (le plus important mouvement de résistance, dirigé, de Londres, par le Gouvernement de la république de Pologne en exil, depuis 1939).
Ce n’est qu’à la fin de la guerre, à 20 ans, qu’il retrouve son chemin perdu, qu’il ne quittera plus : il rejoint l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie, puis, en 1949, l’École de cinéma de Lodz qui vient d’être créée.
Il n’est pas anodin de signaler qu’il y est un des élèves favoris du grand Aleksander Ford, homme entreprenant à la fois incontournable et controversé de la cinématographie polonaise, réalisateur talentueux, fondateur de Film Polski, idéologue très orthodoxe puis très dissident.
Après ses courts métrages d’études (1950-1952), il commence à tourner immédiatement, sans passer par la case assistanat. La période est au renouveau, le gouvernement Gomulka relâche la censure, autorise à nouveau les documentaires, on crée de petites unités de production indépendantes. Il sait saisir ses chances.
En harmonie avec les vibrations de son temps, pour ses trois premières œuvres, Wajda choisit les sujets qui importent :
* Pokolenie (1955), la résistance contre les nazis ;
* Kanal (1957), l’Insurrection de Varsovie de l’automne 1944 ;
* Cendres et diamant (1958), les règlements de compte de l’après-guerre.
Pokolenie, dont Aleksander Ford est directeur artistique, est produit par la toute jeune unité de production indépendante Kadr, dont le directeur est Kawalerowicz. C’est sans doute le seul film à peu près "orthodoxe" que Wajda aura réalisé.
Dans Kanal, il ruse avec la censure moins vigilante, et, au coin d’une image, montre la non-intervention russe au cours de l’Insurrection de Varsovie. Prix spécial du jury, Cannes 1957, ex-aequo avec Le Septième Sceau de Bergman.
Avec Cendres et diamant, il propose plusieurs degrés de lecture : la mort misérable du héros anticommuniste peut être lue aussi bien comme une punition juste que comme un martyre. Les benêts de la censure n’y voient rien. Mais d’autres ne s’y trompent pas. L’Occident l’accueille à bras ouverts. Et le vieux routier, Aleksander Ford, dénonce une "horreur qui ne peut être le fait que d’un ennemi du socialisme".
En vain.
Cette trilogie de films de guerre constituent une salve d’honneur.
Films charnière de l’histoire du cinéma européen, ils sonnent comme un bilan, et, par leur audace, inaugurent les perspectives des années 60, tant à l’Est qu’à l’Ouest.
Ils sont aussi les fondations, historiques et politiques, à partir desquelles Wajda va édifier son œuvre. La guerre, particulièrement la Seconde Guerre mondiale, il ne cesse d’y revenir, comme thème principal ou comme souvenir récurrent.
Depuis 1955, en Pologne comme en Europe, et notamment en France, on le suit artistiquement et on le guette politiquement.
Ses films sortent en Pologne et sont distribués en Europe de l’Est et du Nord.
Par ailleurs, il reçoit des propositions de l’étranger.
Il n’a pas épuisé pour autant la guerre et ses dégâts.
Samson (1961) aborde l’Insurrection du ghetto de Varsovie, en 1943, avec, pour héros, un étudiant juif (Serge Merlin).
Le film est sélectionné au festival de Venise. Mais après ses débuts en fanfare, il se montre moins "engagé".
En fait, l’air des sixties européennes, insouciant et "libéré", l’atteint comme tout le monde.
C’est le marivaudage des Charmeurs innocents (1960), le sketch de L’Amour à 20 ans (1962), le corps morcelé du coureur automobile de son premier téléfilm de science-fiction dont on pourrait traduire le titre par Gâteau fourré (1968).
Ou La Chasse aux mouches (1969), les hésitations d’un homme entre deux femmes "en mouvement", à partir d’un scénario du joyeux Janusz Glowacki, qui mérite une mention spéciale. Glowacki quitte la Pologne en 1981, pour construire ses succès aux États-Unis, et c’est avec lui que Wajda réalise aujourd’hui son Walesa.
Dans cette catégorie "soixanthuitarde", on peut ajouter La Croisade maudite (1968), tournée en Yougoslavie.
Ce film, plus grave, relate un épisode des croisades, l’expédition vers Jérusalem d’adolescents du peuple se croyant élus. Sous des apparences historiques, adapté d’un roman de Jerzy Andrzejewski (l’auteur de Cendres et diamant) et inspiré de Gustave Doré, il offre une vision iconoclaste de la vocation religieuse, comme sublimation de désirs refoulés plutôt que comme inspiration divine. Le film est nommé au festival de Berlin 1968, mais censuré en Pologne.
Tout est à vendre (1969), où il rend hommage à un de ses acteurs mort accidentellement, Zbigniew Cybulski, témoigne bien de l’esprit du temps, qui présente un univers proche de celui du Fellini de Huit et demi.
En 1970, avec Paysage après la bataille, il revient sur l’après-guerre.
À l’ouverture des camps de concentration, l’amour entre un intellectuel et une jeune fille juive se révèle parfaitement impossible. Le film est sélectionné pour Cannes. L’accueil critique en France est nuancé. On ne conteste pas la beauté du film, mais on convient que certaines références échappent au public occidental, faute d’informations sur la réalité de la Pologne.
À partir de 1972, il est nommé directeur de l’unité de production X équivalent de la Kadr, et Président de l’Union des cinéastes polonais.
La reconnaissance populaire arrive avec la grande fresque historique La Terre de la grande promesse (1975), d’après le roman de Ladislas Reymont, Prix Nobel 1924.
Le film dépeint les ressorts du capitalisme au 19e siècle, dans la ville de Lodz, à sa grande époque industrielle des filatures, à travers les destins de trois jeunes amis ambitieux, un Allemand, un Polonais, et un Juif (Andrzej Seweryn, Wojciech Pszoniak, et Daniel Olbrychski).
Ses deux films les plus connus sont ceux de sa maturité, L’Homme de marbre (1976), et L’Homme de fer (1980).
"L’homme de marbre", c’est Birkut, le Stakhanov polonais, pathétique homme de bonne volonté manipulé. Wajda met 14 ans pour parvenir à réaliser cette "enquête" sur la société polonaise stalinienne des années 50.
"L’homme de fer", c’est Maciek, le leader d’un syndicat indépendant au chantier Lénine de Gdansk. Il est le fils de Birkut. Le film est considéré comme la suite de L’Homme de marbre. Walesa y apparaît dans son propre rôle.
Palme d’or à Cannes, en mai 1981, le film sort sur les écrans en juillet.
En décembre 1981, la loi martiale est votée, qui va durer jusqu’en 1983, année au cours de laquelle Walesa reçoit le Prix Nobel de la Paix.
Que ces deux films soient les apogées consensuelles de la célébrité de Wajda en Occident n’est pas étonnant.
Ils sont contemporains, et correspondent tous les deux à l’écume, visible, de ce qui se trame dans le monde communiste : des grèves d’août 1980 aux chantiers Lénine de Gdansk, jusqu’au collapsus en 1989.
Wajda rejoint les intellectuels qui soutiennent le mouvement, comme Geremek ou Mazowiecki, et se lie d’amitié avec Lech Walesa.
Durant cette période de l’état de siège, Wajda est entravé dans son indépendance. Il travaille à l’étranger mais ne s’exile pas.
En 1982, en France, on s’attarde sur son Danton (Prix Louis-Delluc).
Coproduction franco-polonaise, le film est très attendu. Il est écrit à partir de L’Affaire Danton, pièce de théâtre d’une dramaturge inconnue, amoureuse de Robespierre, Stanisawa Przybyszewska (1901-1935), originaire de Dantzig (Gdansk), devenue pièce à succès grâce à Jerzy Krakowski.
Wajda "sollicite" l’histoire à sa manière, pour mettre la Révolution française au service de la critique du communisme.
Interprétation incontournable : c’est Danton-Walesa contre Robespierre-Jaruzelski. Cette même année, il reçoit un César d’honneur.
En 1983, Le Chef d’orchestre, avec John Gielgud, moins "militant" (le film a été réalisé en 1980), est accueilli de façon contrastée.
On y reconnaît un conflit entre générations et un arrivisme communs à tous les régimes politiques.
On le compare à Sans anesthésie (1978), des histoires à hauteur d’homme d’avant les "événements".
Un certain soulagement, mais aussi une déception et un certain dédain, comme si le Wajda de la vie quotidienne ne faisait plus frissonner. Seuls les inconditionnels prennent la peine de décrypter les arrière-mondes politiques de ses personnages.
Les films des années 1990 et 2000 connaissent des sorties plus discrètes en France. Il continue à parler de la guerre, et, dans L’Anneau de crin (1992), revient sur l’Insurrection de Varsovie en 1944.
En 1989, Wajda siège au premier Sénat élu librement.
Walesa est élu Président de la République (1990 et 1995).
En 2000, Wajda reçoit, pour l’ensemble de son œuvre, un Oscar d’honneur à Hollywood des mains de Jane Fonda.
En 2005, à l’occasion du 25e anniversaire de la création de Solidarnosc, Wajda est à l’initiative d’un film composé de 13 courts métrages de 10 minutes chacun, réalisés par 13 cinéastes polonais de différentes générations.
Le sien s’appelle Man of Hope.
Le 17 septembre 2007 (date anniversaire de l’invasion soviétique en 1939), a lieu la première de Katyn, à l’Opéra de Varsovie.
Le film ne sort en France qu’en 2009, et uniquement dans des salles d’art et essai. Les médias critiquent l’académisme du film et le renvoi dos-à-dos des nazis et des communistes. À part quelques projections ponctuelles (par exemple à l’Ambassade polonaise de Moscou en octobre 2007), il n’est vraiment diffusé ni aux États-Unis, ni en Allemagne, ni en Russie, assure Wajda lui-même, en 2009.
En 2010, La Cinémathèque française organise une rétrospective en sa présence.
En 2011, il commence le tournage de son dernier film, Walesa.
"Le film le plus difficile de ma carrière", annonce-t-il.
Avec le succès, et à propos de La Terre de la grande promesse, arrivent les premières accusations d’antisémitisme. En France, elles seront récurrentes et moutonnières tout au long de sa vie. Et injustes, car Wajda ne néglige jamais la question juive.
En témoignent Samson (1961) et Paysage après la bataille (1970) déjà cités.
Citons aussi Korczak (1990).
Wajda y pense depuis la fin des années 70. Il s’agit de l’histoire véridique d’un pédiatre (1878-1942) qui accompagna deux cents orphelins juifs dans le ghetto de Varsovie puis à Treblinka. Le projet prend corps et le film sort au moment où apparaissent des dérives antisémites et populistes chez ses ex-amis de Solidarnosc. Il fait donc figure d’adresse prioritaire à la société polonaise. En France, on lui reproche une histoire "édifiante", bavarde et archétypique. Peut-être est-il encore trop tôt pour représenter le ghetto de Varsovie au cinéma.
En 1995, il revient sur Pâques 1943, avec La Semaine sainte, le moment exact du soulèvement du ghetto de Varsovie, où il montre le peuple polonais et ses lâchetés.
Il faut mentionner aussi le téléfilm La Condamnation de Franciszek Klos (2000), l’histoire d’un flic collabo, qui chasse pour les nazis, non seulement les criminels mais aussi, sans états d’âme, les Juifs et les résistants. Là, on lui reproche de montrer les salauds et non pas les victimes.
Que dire quand, en 1988, il monte au théâtre Le Dibbouk de Shalom Anski, à Teatr Stary de Cracovie, puis au théâtre Habima de Tel Aviv ?
À New York, le Museum of Jewish Heritage (Living Memorial to the Holocaust) a d’ailleurs organisé, en 2007, une rétrospective Wajda, accompagnée de débats avec des personnalités peu suspectes.
Ce qui n’a pas empêché certains de lui reprocher de ne pas évoquer la "Shoah", dans son Katyn, en 2009.
Une œuvre n’est pas faite que d’apogées, artistiques ou médiatiques. Son sens profond est le plus souvent révélé par des films considérés comme mineurs, méconnus, voire inconnus et oubliés, qui en constituent le tissu.
D’une certaine façon, tous les films de Wajda sont historiques, y compris les intimistes, et évidemment les "militants", parce que le passé (social ou personnel) y fait systématiquement retour, et y règne généralement en maître nostalgique.
C’est là son véritable style, et l’origine de ce style réside dans son romantisme.
C’est en cela que Wajda est polonais. Car de tous les romantismes européens, on considère généralement le polonais comme le plus pur.
En effet, la Pologne est une entité culturelle d’autant plus soudée qu’elle n’existe plus politiquement depuis la fin du 18e siècle.
Il y a des peuples "sans histoire". À l’inverse, le peuple polonais a trop d’histoire.
Le romantisme et tout le 19e siècle est au service de cette survie spirituelle. La référence absolue de cette tradition, c’est l’insurrection de novembre 1830 contre l’occupant russe, son échec, la répression qui a suivi ainsi que l’exil, à Paris, des élites.
Wajda est un pur romantique et c’est à cette tradition qu’il convient de la rattacher en tout premier lieu.
Il l’est au sens littéraire du terme (le sentiment contre la raison, le lyrisme contre "l’objectivité"), au sens historique (le temps des révolutions trahies et du jeune capitalisme en essor), ainsi que dans sa vision esthétique (la Nature idyllique, le fantastique, la théâtralité), et jamais de happy ending.
Il adhère aussi à une idée-force spécifique à son pays, qu’une révolution politique et morale est possible, qui ne naîtrait pas du simple rapport de force, mais de valeurs éthiques, celles des Évangiles par exemple, utopie qui traverse toutes les luttes de libération de son histoire.
Il s’affirme comme tel, dès 1959, avec son film Lotna, où, à travers l’histoire de la cavalerie polonaise, dans sa dernière charge, en 1939, follement héroïque et follement inefficace, Wajda se positionne face au réalisme socialiste encore en cours et bien en cour.
Il ne cesse d’y retourner depuis lors, dans ses films et ses téléfilms, et notamment dans ses adaptations de Jaroslaw Iwaszkiewicz, ou d’Adam Mickiewicz.
À cette veine "romantique", appartiennent l’héroïne shakespearienne de Lady MacBeth sibérienne (1963), les légions polonaises de Napoléon dans Cendres (1965), les deux frères maladifs du Bois de bouleaux (1970), le désespoir de Paysage après la bataille (1970), les visions oniriques du jeune poète des Noces (1972), la recherche du temps perdu des Demoiselles de Wilko (1979), le voyage de La Ligne d’ombre (1976) d’après Conrad, les deux familles de Cracovie de la série télé Au fil des ans, au fil des jours (1980), les amours impossibles des deux adolescents de Chronique des événements amoureux (1986), les querelles fratricides des aristocrates de Pan Tadeusz (1999), le grand amour trahi de Une nuit de juin (2002), les châteaux en Pologne de La Vengeance (2002), le deuil de Tatarak (2009).
D’une façon générale, tout compte fait, appartiennent à cette veine tous ses films "de guerre".
Il ne semble pas abusif non plus de rattacher à ce chapitre tout le travail accompli à partir de Dostoïevski.
Pour évoquer l’œuvre extrêmement cohérente de Wajda, dont il est permis de rêver qu’elle a contribué, souterrainement, aux mouvements de l’histoire, il faudrait aussi citer ses films mineurs, analyser ses séries télévisuelles, parler de ses documentaires.
Il conviendrait certainement de s’attarder sur son travail théâtral, qui a occupé près de quarante ans de sa vie, de 1959 à 1998, tout particulièrement au cours des années 70 et 80.
Sur les scènes de théâtre, les réalismes ont plus de mal à s’épanouir, il aime ça. Certains de ses films sont issus directement de la scène, ne serait-ce que L’Affaire Danton, qu’il a montée au théâtre en 1975 et 1978).
Pendant le tournage de L’Homme de marbre, il s’échappe trois jours pour filmer une représentation du théâtre Cricot 2, et surtout Tadeusz Kantor en train d’orchestrer ses mannequins de La Classe morte.
Entre théâtre et cinéma, pas de cloison étanche.
À la fin (c’est-à-dire maintenant, avec son Lech Walesa ), on peut voir désormais, de tous les points de vue, que l’archipel forme un continent.
Un continent imaginaire certes, mais réconcilié.
Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe (juillet 2012)