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Poursuite impitoyable (la) (1966)
de Arthur Penn
publié le mercredi 17 octobre 2018

par René Prédal
Jeune Cinéma n° 18, novembre 1966

Sorties le jeudi 15 septembre 1966 et le mercredi 17 octobre 2018


 


À propos de Mickey One, troisième film de Arthur Penn, Andrée Tournès remarquait : "Il se tient à la grande tradition du cinéma américain : témoigner de la réalité contemporaine à travers une histoire souvent violente, toujours exceptionnelle". (1) Pour sa seconde expérience hollywoodienne (après Le Gaucher), (2) le réalisateur est resté fidèle à cette optique : bien que son style - adapté aux impératifs de la grande production (Sam Spiegel, Marlon Brando, Jane Fonda) - soit de facture plus classique, l’auteur n’a rien perdu de la vigueur de son propos et réalise ici une des œuvres les plus violentes du cinéma social américain, égalant et dépassant même par certains côtés Kazan (La Fièvre dans le sang), Lang (Furie) et Losey (Haines). (3)
C’est dire l’importance de ce nouveau réquisitoire féroce lancé contre une certaine société américaine.


 

Une placette ombragée, un puits de pétrole et un chapeau situent d’emblée l’action dans une petite ville du Texas, ce pays modèle de modernisme technique, mais où les Noirs sont lynchés et les présidents, à l’occasion, assassinés.
Un jeune délinquant s’est évadé du pénitencier voisin ; il rôde dans les environs de cette ville qui est la sienne et où un shérif honnête se débat au milieu d’une population malveillante. Cette inquiétante présence va suffire à exaspérer les passions, déclenchant le drame.


 

Il serait facile de montrer combien La Poursuite impitoyable ressemble à un western : citoyens toujours armés, shérif détesté, foule menaçante autour de la prison, poursuite, combat corps à corps… Mais ces situations chères au western n’ont pas été choisies par Penn pour leur valeur esthétique ou symbolique. Elles traduisent la triste réalité 1966 des États du Sud où le port d’armes est autorisé et où les habitants se comportent encore comme au temps de la ruée vers l’Ouest, lorsque la loi n’était que la volonté du plus fort. L’infecte party chez le vice-président de la banque est en cela exemplaire.


 


 


 

Comme dans ses films précédents, Penn met en scène des personnages qui, atteignant la limite du supportable, explosent violemment et se heurtent alors aux autres et aux choses.
Le début du film a donc un rythme lent : seul le jeune évadé a en effet atteint ce point de rupture (dans sa prison, face à sa portion de viande pourrie) avant le générique. Chez les autres, cruauté, sadisme et animalité latente couvent encore et attendent l’occasion de s’extérioriser. De très courtes séquences juxtaposées décrivent les menus préparatifs de ce samedi soir qui débute comme un week-end banal. Mais les réactions provoquées par l’annonce de l’évasion du prisonnier dévoilent peu à peu le vrai visage de ces êtres à la fois veules et sanguinaires.
La tension monte insensiblement et l’atmosphère se charge d’électricité jusqu’au moment où la folie meurtrière déferle sur la ville. La construction rappelle celle des Oiseaux de Hitchcock : une longue première partie conduit personnages et spectateurs aux limites de l’exaspération, puis l’explosion brutale de la violence précipite le cours des événements.


 

En effet, à partir du lynchage manqué du Noir, tous les personnages modifient - en bien ou en mal - leur comportement habituel, se laissant aller au paroxysme de leurs passions. La jeune épouse infidèle se trouve tout à coup prête au plus grand dévouement, le fils du milliardaire trouve dans l’aide qu’il apporte le moyen d’effacer en une fois sa lâcheté de plusieurs années. Son père abandonne toute dignité pour rouer de coups le Noir sans défense et le shérif lui-même est pris d’une fureur incontrôlable après l’ignoble assassinat de son prisonnier.

C’est enfin toute une ville livrée à ses plus bas instincts qui se déchaîne dans des scènes mettant les nerfs à rude épreuve : Brando, visage tuméfié et dégoulinant de sang, sur lequel s’acharnent trois brutes ; reprise du jeune évadé dans une fantastique atmosphère de kermesse orgiaque avec cris, rires, flammes, musique, femmes hystériques et fusées de feux d’artifices.


 


 

Le constat est d’un pessimisme sans espoir : le seul personnage positif (le shérif) abandonne sa place une fois sa tâche accomplie. Tous les habitants de la ville sont en effet condamnables et l’on ne sait plus très bien s’il s’agit d’une communauté encore à l’état sauvage ou déjà décadente… Les deux, sans doute. Les femmes s’offrent à n’importe qui et provoquent sans relâche leurs partenaires. Les teen-agers sont déjà dépravés par le sexe et la violence. Les Noirs évitent tout contact avec les Blancs (la vieille Noire refuse de porter secours au blessé, dans la première séquence, et elle a visiblement raison puisque le propriétaire noir du cimetière d’automobiles évitera de justesse la mort pour avoir essayé de se mêler à une affaire de Blancs).


 


 

Les riches ont écrasé leur entourage pour satisfaire leurs ambitions (dans tout bon film américain, il y a toujours un peu de Citizen Kane !). Les honnêtes citoyens moyens (par exemple les vice-présidents) sont peut-être les plus abjects.


 


 

Il resterait encore à parler de travellings ou de cadrages expressifs, mais, vu la puissance du sujet, toute considération purement formelle devient inutile : il est certes évident que seul un cinéaste totalement maître de ses moyens pouvait dénoncer avec cette force un tel état de choses.
Il lui fallait aussi un rare courage et il est difficile d’imaginer que le réalisateur et ses personnages sont des citoyens d’un même pays. Lucidité des uns et vice des autres font un curieux mélange au cœur du fameux creuset américain.

René Prédal
Jeune Cinéma n° 18, novembre 1966

1. Mickey One (1965) in Jeune Cinéma n° 9, octobre 1965.

2. Le Gaucher (The Left Handed Gun, 1958)

3. La Fièvre dans le sang (Splendor in the Grass) de Elia Kazan (1961) ; Furie (Fury) de Fritz Lang (1936) ; Haines (The Lawless) de Joseph Losey (1950).

La Poursuite impitoyable (The Chase). Réal : Arthur Penn ; sc : Lillian Hellman, d’après Horton Foote ; ph : Joseph LaShelle ; mont : Gene Milford ; mu : John Barry. Int : Marlon Brando, Jane Fonda, Robert Redford, E.G.Marshall, Angie Dickinson, Miriam Hopkins, Robert Duvall, James Fox (USA, 1966, 135 mn).



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