par Sylvie L. Strobel & Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n° 388-389, été 2018
Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 2018
Sortie le mercredi 21 novembre 2018
On peut le dire d’emblée, Les Filles du soleil de Eva Husson, est un film lumineux.
Du pays kurde, dit Kurdistan, tiraillé entre Turquie, Irak, Iran et Syrie, la "communauté internationale" et ses médias préfèrent dénier l’histoire. C’est déjà assez compliqué comme ça, sans compter le PKK, considéré comme terroriste par un interlocuteur utile (1). À plus forte raison, la relégation des guerre kurdes, de libération ou de résistance, et, bien évidemment, des bataillons féminins (un fait à la limite du folklore), va de soi.
Malgré ces réticences, des informations ont fini par filtrer sur les écrans, en 2014, à l’occasion des massacres du Sinjar, et surtout au moment de la libération de Kobané, en 2015 (2), quand, à la suite des attentats commis sur son territoire, l’Occident a commencé à se sentir concerné.
On a pu, alors, aller y voir de plus près et découvrir une histoire unique et atypique, celle d’une résistance à ferments d’utopie, avec quelques dates-clés : le massacre des populations alévies par les Turcs, à Dersim, en 1937 ; la constitution, en 1995, d’une armée des femmes, par un congrès de quatre cents résistantes dirigées par Sakineh Cansiz, avec, en 1999, son propre état-major, dans les montagnes du Qandil au Nord-est de l’Irak ; son assassinat à Paris, en 2013, avec deux autres militantes kurdes (3).
Ensuite, l’occultation de cette société, de son organisation et de ses convictions a continué de plus belle, dans un silence assourdissant (4).
C’est pourquoi le film de Eva Husson est si bienvenu, qui éclaire sans emphase une praxis politique intégrant le féminisme, première du genre.
Une démocratie de guerre inédite
Les Filles du Soleil, c’est un bataillon de résistantes, recrutées notamment parmi des Yézidies kidnappées comme esclaves sexuelles et rachetées par des organisations internationales. Le film illustre un épisode de cette guerre patriotique, issue de la tradition alévi, où les femmes sont les égales des hommes, et où elles travaillent plus, y compris dans l’invention d’une démocratie de guerre. Elles constituent la partie réjouissante de l’humanité, avec leur slogan : La femme, la vie, la liberté !
Inspiré de personnages et de faits réels, le film donne une idée de la guerre vécue par les femmes, avec le froid, la gadoue, les bruits et les silences, cette naissance debout juste derrière la ligne de front, cette souffrance assumée, entre passion, consentement et culture. Il décrit ces créatures courageuses, conquérantes, victorieuses, qui évoquent aussi bien les komsomols de Alexievitch (5) que les "Sorcières de la nuit" (6).
Dans les révolutions, les femmes ont combattu "aux côtés" des hommes, mais la plupart du temps comme leurs compagnes.
Dans les guerres, c’est moins courant, et, en pleine autonomie, c’est inédit depuis les Amazones.
"Mon propos, ce sont les femmes", dit Eva Husson.
Au lieu de parler de géopolitique, et, justement en évitant de faire un "film pacifiste", elle donne toute sa place au sentiment et au vécu. À travers les yeux tristes de Golshifteh Faharani, la commandante Bahar déterminée à tout pour retrouver son petit garçon, ou la blessure du regard de Emmanuelle Bercot, Mathilde la correspondante de guerre, on ne peut que percevoir l’absurdité de toute guerre.
Golshifteh Faharani, qui parle kurde, dit qu’elle attendait que quelqu’un parle de ces filles-là, violées, torturées, instrumentalisées, niées. Elle explique combien la guerre menée leur était nécessaire, pas même une revanche, mais la seule manière de ne pas être considérée comme victimes, de reprendre le contrôle de leurs corps. Elle dit qu’elle est solidaire d’elles, et de ses ancêtres.
Elles replacent les champs de bataille sur le terrain réel, qui n’est pas le corps des femmes. Le film réaffirme un vieux savoir tombé en désuétude : le féminisme est une cause politique (donc militaire) capitale. Le progrès par rapport aux Sabines : les femmes s’en chargent elles-mêmes.
Dieu que la guerre est jolie
et que les femmes sont naïves et maladroites !
Voilà bien des propos "féministes" !
Que viennent-elles faire là, ces bagatelles d’alcôves dans un univers aussi solennel et grandiose ? En clair, quand le repos du guerrier s’en va-t-en guerre, ça ne peut être que ridicule. Personne ne songerait à fustiger Les Croix de bois (7) ni à traiter de molassonne la gémissante Chanson de Craonne. Car quand les hommes ont des états d’âmes et une vie quotidienne, c’est au service de grands desseins.
En mai 2018, alors que la salle Lumière (sans la presse) a offert une standing ovation au film, la critique cannoise, elle, s’est déchaînée (à part The Guardian), et n’a pas trouvé de mots assez durs contre le film, avec des propos condescendants frisant l’injure. "Douche froide, désastre, inconséquence, nul, obscène, cauchemardesque, bêtise abyssale du récit, dialogues simplistes, larmoyant, ringard, mauvaise blague..." D’ailleurs, "les deux actrices vedettes ne sont pas non plus à leur avantage" (sic).
Ce n’était pas une bataille ni même une cabale, mais un peloton d’exécution, on dirait volontiers une lapidation, avec les ténors en tête et les surenchères des seconds couteaux suceurs de roue. L’hypocrisie en plus, celle qui correspond à la récente enclave Weinstein : "On est bien embêté, on avait envie d’aimer", et les guerrières kurdes sont exemplaires (et c’était bien inutile d’en parler), c’est donc le film qui est mauvais.
Pourquoi tant de haine ?
À Cannes, il y a souvent eu des assassinats de films. Mais de tels tombereaux d’insultes hystériques ne peuvent que susciter quelques calmes interrogations.
La première évidence, c’est que la guerre, comme la politique, ce sont des chasses défendues par des chiens de garde méchants.
Une autre, plus générale, soudain, saute aux yeux : le sexisme n’est pas l’apanage de tel ou tel individu, le sexisme est un système. Il s’agit, plus que jamais, de remettre les femmes à leur place. Le harcèlement est une technique, la démolition des travaux et des œuvres en est une autre. La force du sexisme est "qu’il se construit à partir de foyers multiples, et qu’il est mobile. Donc qu’il peut se recomposer aisément lorsque l’inégalité s’affaiblit dans un domaine." (8).
Ce n’est pas tel ou telle critique qui agresse. C’est un réflexe de défense d’une hiérarchie qui se donne les moyens de survivre. Il est permis de penser que le même film, programmé avant l’affaire Weinstein (9), n’aurait pas reçu une telle volée de bois vert.
Eva Husson, bouc émissaire, s’est amusée de cette vague rétro, par exemple quand "on lui fait la leçon sur la situation géopolitique en Syrie, alors qu’il s’agit de l’Irak".
Elle fait dire à Bahar : "Vous êtes capables de tout. Votre présence même est une victoire. De chaque fille capturée, naît une guerrière et c’est ce qu’ils ne comprendront jamais".
Elle a dédié son film aux héroïnes.
Sylvie L. Strobel & Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n° 388-389, été 2018
1. Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a été formé en 1978.
2. La ville irakienne de Sinjar est prise le 3 août 2014 par l’armée de Daesh, les hommes de la minorité Yézidi massacrés et les femmes capturées et réduites à l’esclavage. Elle est reprise par les forces kurdes le 13 novembre 2015. La ville syrienne de Kobané a été libérée des djihadistes, le 14 juin 2015, par les Unités de protection du peuple kurdes (YPG).
3. Sakineh Cansiz (1958-2013), militante laïque, avait deux objectifs : l’abolition du patriarcat et la libération du Kurdistan. Elle est cofondatrice du PKK avec Abdullah Öcalan, qui pense aussi que "la paix des Kurdes passe par les femmes". Elle a été exécutée par les services secrets turcs avec deux camarades, Fidan Doğan et Leyla Söylemez. Dans le contexte actuel, les féminicides sont toujours politiques. L’engagement militaire des femmes a été d’autant plus déterminant contre Daesh, que ses combattants pensent que le paradis leur est interdit s’ils meurent de la main d’une femme.
4. Outre l’absence du sujet dans les journaux télévisés, les films sur le thème sont rares. Si on met de côté Vive la mariée... et la libération du Kurdistan (1998) et My Sweet Pepper Land (2013), tous deux de Hiner Saleem, deux belles fictions, on en compte trois : 74th Genocide Sengal de Biryar Kouti & Canê Inaç (2016) ; Peshmerga ! de Bernard-Henri Lévy (2016), Filles du feu de Stéphane Breton (2017) et Kurdistan, la guerre des filles de Mylène Sauloy (2018).
5. Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, Actes Sud, 2013.
6. Le 588e NBAP est un régiment soviétique de bombardement nocturne, durant la Seconde Guerre mondiale, exclusivement composé d’équipages féminins. Il portait le surnom de Sorcières de la nuit.
7. Les Croix de bois de Raymond Bernard (1932). La Chanson de Craonne, chantée par les soldats entre 1915 et 1917, a été censurée. Entre les "biens de ces messieurs-là" et "Adieu, l’amour et toutes les femmes", il y avait un mélange explosif de pacifisme et d’anticapitalisme.
8. Michel Bozon, "Transformation de la sexualité, permanence du sexisme", Le Monde diplomatique, février 2018.
9. "L’Affaire Weinstein" a commencé avec un article de Jodi Kantor & Megan Twohey dans le New York Times du 5 octobre 2017, dénonçant des "harcèlements" sexuels et des viols commis pendant 30 ans par le très puissant producteur américain Harvey Weinstein. La révélation a donné lieu à de nombreux rebonds médiatiques, et tout spécialement à deux mouvements dans le réseau social Twitter : aux États Unis, "#Me too", lancé par Tarana Burke dès 2007 et relancé en 2017 par Alyssa Milano ; en France, "#Balance ton porc" le 14 octobre 2017 par Sandra Muller, avec des répliques dans d’autres pays. En Occident, de très nombreuses procédures judiciaires et exclusions professionnelles. Le féminisme mondial en a été revivifié, mais le patriarcat n’en a pas été affaibli.
Les Filles du Soleil. Réal, sc : Eva Husson ; ph : Mattias Troelstrup ; mont : Émilie Orsini ; mu : Morgan Kibby. Int : Golshifteh Farahani, Emmanuelle Bercot, Erol Afsin, Zübeyde Bulut, Arabi Ghibeh, Behi Djanati Atai (France-Belgique-Suisse-Géorgie, 2018, 115 mn).