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Enfants du placard (les) (1977)
de Benoît Jacquot
publié le jeudi 30 octobre 2014

par Monique Portal
Jeune Cinéma n°107, janvier 1978
et
par Philippe Roger
Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014

Sélection de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1977

Sortie le mercredi 12 octobre 1977


 

Pour saluer son cinquantenaire, Jeune Cinéma a posé une question à ses collaborateurs : Quel film des cent dernières années aimeriez-vous sortir de l’ombre ?
Ce film fait partie des hidden gem que Jeune Cinéma avait déjà sélectionnés à leur sortie.


Dans Les Enfants du placard, Benoît Jacquot met en scène des personnages qui ont des rapports clairs et bien définis avec une certaine réalité sociale. Ainsi, découvre-t-on Juliette, mariée avec un individu qu’elle déteste au point de ne l’appeler que par son nom de famille, Berlut, avec un ton de dégoût non dissimulé. Elle vit bien, dans le confort et dans l’aisance matérielle : voilà son existence visible. Son père et son mari sont associés dans une agence de voyage qui couvre leur activités de marchands de main d’œuvre africaine. Sur fond de paysage exotique, leur scandaleux trafic marche à merveille, et ils en parlent avec une bonne conscience que rien ne saurait troubler.


 


 


 

Juliette a aussi un frère, Nicolas, retrouvé lors d’un séjour à Paris et qu’elle présente à son époux, en bonne maîtresse de maison bourgeoise. Le frère, lui, traîne une existence misérable dans de lugubres chambres d’hôtel, souvent quittées clandestinement.


 


 

Mais à côté de cette situation nette, et pour ainsi dire transparente, de Juliette et de Nicolas, se déroule une histoire plus obscure, qui plonge ses racines au cœur de leur vécu et de leur commune mémoire. Tous deux se souviennent d’un père dont on ne voit pas le visage, d’une mère malade ou folle, et de deux enfants silencieux, perdus dans un monde glacé.


 


 


 


 

Leur refuge, c’est un placard, qui devient leur vraie maison. C’est là que s’épanouit leur complicité, et que, dans une secrète cérémonie, chacun marque l’autre d’une croix tracée dans la chair avec une canne-épée. Le frère et la sœur portent la même marque. Ils portent aussi en eux la même image tragique, car après cet échange, ils ont trouvé leur mère pendue, alors que le père en avait confié la garde à Nicolas.


 


 

Lorsque ces deux êtres se retrouvent à l’âge adulte, les rapports troubles et tendres de l’enfance renaissent entre eux. Dans une sorte de marginalité, ils revivent les mystères partagés et leur culpabilité à l’égard de la morte d’autrefois, comme à l’égard des vivants d’aujourd’hui. Peu importe la maîtresse de Nicolas, peu importe Berlut, les vrais amants, ce sont eux, qui ont retrouvé la chaleur de l’amour contre l’indifférence, ou la haine du couple bourgeois. Il suffit de deux mains serrées pour évoquer avec pudeur ces sentiments de l’ombre, cette douceur de la nuit qui subsiste en chacun d’eux.


 


 

Les enfants du placard, hélas, ne peuvent prolonger leur rêve, car celui-ci n’a pas de place dans l’univers réel bien ordonné. Et les codes de la société vont se structurer de nouveau. Le monde des apparences triomphe. Juliette doit repartir pour l’Afrique en compagnie de Berlut, même si c’est une "ordure", selon sa propre expression. Même si c’est un marchand de cauchemars, à qui elle appartient comme une marchandise, car le présent est tel. "J’ai fait mon deuil de Nicolas !" dit la sœur. La dernière image, qui dure interminablement, c’est celle du dos nu de Nicolas, figé dans son présent. On attend autre chose, mais rien ne pourra plus se passer.


 


 

Le propos de Benoît Jacquot a d’autant plus de force qu’il est soutenu par une écriture cinématographique d’une grande qualité. En effet, la photographie, dirigée par Pierre Lhomme, s’impose avec une rigueur et une précision qui créent un nouveau rapport entre le spectateur et l’image. Ce qui est important, c’est l’épaisseur des objets mis en pleine lumière, qui révèle toute une réalité dont le récit ne peut rendre compte. La caméra insiste sur un papier à fleurs, sur une clef tendue, sur un chandelier de cristal, car le réel est là, dans cet éclairage violent et insistant. Et de temps à autre, pour donner plus d’impact aux images, passent ces grandes taches rouges, dont le réalisateur dit qu’elles lui sont précieuses, sans pouvoir en donner le pourquoi. Ce rouge, couleur dominante dans les rideaux du placard, c’est peut-être la brûlure de l’inconscient, de l’amour et de la folie.

Monique Portal
Jeune Cinéma n°107, janvier 1978



Un film aimé de longue date fait partie de nous, au même titre que les grandes rencontres qui ponctuent notre existence. On n’y pense plus, puis un détail révèle la persistance à nos côtés de ces présences silencieuses. Un film marquant donne accès à un état ancien de nous-même, si proche. Les Enfants du placard ont croisé ma vie à 20 ans, au bon moment pour que je réalise que le cinéma est école de rigueur formelle et morale (c’est tout un). Entre la subversion de Robert Bresson (le cadre) et celle de Marguerite Duras (la durée), il devenait possible d’apprendre à vivre en observant une poignée de personnages opaques.


 


 


 


 

Je suis resté dans la salle plusieurs séances d’affilée et je suis même revenu, au point de me sentir chez moi dans ce monde à la Jean Cocteau (frère et sœur liés par un pacte) baigné d’une lumière magique, en compagnie d’acteurs de Luis Buñuel (Georges Marchal et Jean Sorel), écoutant la voix neutre du jeune cinéaste animant le corps taiseux de Lou Castel, face à une Brigitte Fossey épanouie. Quand Lou Castel se glissait par effraction dans une salle projetant un film de Fritz Lang, j’avais l’impression d’entrer dans le jardin secret du grand cinéma.


 

Je n’ai revu le film que deux fois, il est devenu une vraie rareté, suite à la faillite de son producteur. La première en compagnie de Benoît Jacquot, qui avait entretemps changé de carrière mais conservé son élégance, la seconde sur une copie privée, heureusement non restaurée. Chaque plan de cette fable poétique sans concession demeure aussi inscrit dans ma mémoire que la cicatrice en croix de la canne-épée sur l’épaule des deux anciens enfants.

Philippe Roger
Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014


Les Enfants du placard. Réal, sc. : Benoît Jacquot ; ph : Pierre Lhomme ; mont : Fanette Simonet. Int : Brigitte Fossey, Lou Castel, Jean Sorel, Georges Marchal, Christian Rist, Isabelle Weingarten (France, 1977, 105 mn).



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