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Gilles, Guy (1938-1996) (e)
Entretien avec Bernard Trémège (1973)
publié le jeudi 2 octobre 2014

Rencontre avec Guy Gilles (1938-1996)
à propos de Absences répétées (1972)

Jeune Cinéma n°69, mars 1973


 


Parmi les jeunes cinéastes français, Guy Gilles est un de ceux qui ont mis le plus de temps à se faire connaître.
Son premier film, L’Amour à la mer, présenté au premier festival de Pesaro en 1965, n’a pratiquement pas eu de sortie en France.
C’est tout récemment seulement que, venant après Clair de terre, Absences répétées a révélé un cinéaste qui poursuit son chemin avec patience, sans concession aux modes ou aux exigences commerciales, un cinéaste qu’il est maintenant nécessaire de connaître.

Jeune Cinéma : Quelles ont été les motivations du film et comment s’est faite l’élaboration du scénario de Absences répétées ?

Guy Gilles : Ce film m’a été inspiré en grande partie par une rencontre. Un personnage plein de gentillesse, de tendresse, un drogué qui a démystifié pour moi l’univers de la drogue. Marié à une femme très douce qui essayait de comprendre son état et d’aider. Une homosexualité éteinte par la drogue. Une amitié réciproque est née entre nous. Je l’ai vu se piquer comme on se lave les cheveux. Ce n’était pas spectaculaire : il se piquait puis s’allongeait pour lire des illustrés. Je n’aurais pas été intéressé par le côté spectaculaire des party de drogués. Partant de là, et d’autres personnages, j’ai fait le film.
J’ai aussi été troublé par la réalité quotidienne, cet hiver dont je parle dans le film, où sont morts beaucoup de gens autour de moi. On se reconnait, ou on peut reconnaitre les personnages de Absences répétées. Le film a été écrit très vite, dès que j’ai connu le milieu décrit.

JC : La pudeur et l’anti-spectacle de l’héroïnomane n’entrave-t-ils pas la démarche dramatique du film ?

G.G. : Non, ça c’est bien car il faut que la caractère de François prenne le pas sur tout le reste, drogue et homosexualité. Ce qu’il est est plus important que ce qu’il fait, et ce qu’il fait explique ce qu’il est.


 

JC : Absences répétées, c’est aussi un film avec absence de psychologie.

G.G. : J’ai fait un gros effort pour éliminer toute psychologie, et aussi la psychanalyse que je n’aime pas beaucoup. Je crois à la complexité à l’état brut, dans le caractère d’un être. Il faut mettre beaucoup de "touches" pour montrer, mais savoir aussi ne pas l’expliquer. Je ne veux pas que l’identification à François se fasse par l’explication psychanalytique de son comportement.

JC : On compare souvent la forme cinématographique de vos films à la peinture primitive. Acceptez-vous cette comparaison ?

G.G. : Je considère avant tout le cinéma comme un art plastique. D’ailleurs, j’ai fait des études d’arts plastiques. Mais le cinéma ne peut pas être comparé à la peinture. La peinture est un mariage entre les formes et les couleurs qui exprime un tout. Un film, pour moi, c’est plutôt une mosaïque, où chaque morceau doit avoir sa signification, son contenu propre. Et ce sont tous les morceaux rapprochés qui donneront le dessin final. Quand je fais le découpage d’un film, je pense toujours au plan d’avant ou d’après et à l’idée du tout final.


 


 

JC : À quoi attribuez-vous la continuité de Absences répétées, malgré un récit sous forme de journal intime ?

G.G. : La continuité du film est due à sa forme plastique. L’unité formelle en exprime le fond. La forme est l’expression de la sensibilité, donc elle exprime le fond. Comme l’a dit Godard, "la forme, c’est la peau collée contre les os". Il faut que chaque plan ait sa signification. Je suis content que vous me parliez du bouquet de fleurs, de la flaque d’eau, parce que ces plans-là, je me suis arrangé pour les rendre "dépaysants", sans localisation. Tous ces plans ont été filmés au Mexique, ils sont la vérité de l’instant mexicain (lumière, faune, essence d’un pays).

JC : L’élément le plus dense et, sans doute le plus important, de votre film serait le dialogue entre vous et le spectateur, via vos inconscients ?

G.G. : Je suis tout à fait d’accord. Je lis parfois ce qu’on écrit sur moi, et je trouve des mots récurrents : "tendresse", "poésie", quelquefois "mièvre". Mais quand je sens quelque chose, il faut que je le filme. Quand j’ai filmé ces fleurs au Mexique, je savais que peut-être pour certains, cela paraîtrait mièvre. Mais je m’en moque, pour moi, c’était nécessaire.


 

JC : L’homosexualité est largement montrée dans ce qu’elle a de plus beau, l’amour, et, aussi, dans sa forme la plus "perverse", par la violente critique du "pédéraste" amateur de chair fraiche.

G.G. : Je suis contre toute forme de racisme sexuel. Je pense qu’il n’y aura pas de véritable révolution tant que les gens n’auront pas cette façon de voir l’amour.
D’un côté, on a la bisexualité harmonieuse entre Patrick Penn et Patrick Jouanné, et de l’autre côté, l’homosexualité ostentatoire, que je n’aime pas, représentée par Pierre Bertin.
J’ai voulu, pour l’homosexualité de François, un côté extrêmement naturel, et, en face, une caricature impudique d’homosexualité pour Pierre Bertin. Je crois avoir réussi dans le naturel sexuel de François, car personne dans la critique ne s’est élevé pour ou contre. J’ai choisi deux garçons qui ont l’air de deux garçons, et non de deux homosexuels, comme on les montre habituellement.


 

JC : Peut-on encore quelque chose pour François au stade où il en est ?

G.G. : Non, on ne peut plus rien pour lui. Ses amis, Sophie, la fille qui l’aime, sa mère, personne ne peut plus rien pour lui. Je connais des garçons qui en sont au stade de François, c’est dramatique. Son départ même à la gare semble pour lui une solution, mais la drogue l’emporte ailleurs. C’est la banalité de l’accident de la surdose, ce n’est pas un suicide, c’est l’accident bête. C’est la mort qui vient le prendre.

JC : À propos de vous, on parle de cinéaste solitaire ?

G.G. : Qu’est ce que ça veut dire ? Je crois surtout que je suis un cinéaste en marge. Depuis mon premier court métrage, je suis le chemin que je me suis tracé. Je préfère progresser dans l’écriture que j’ai choisie, plutôt que d’être classé dans une catégorie. On dit parfois que je suis un cinéaste "anachronique". Je ne sais pas ce que c’est, "anachronique", et ça m’est égal. Ce sont des questions que je ne me pose pas.


 


 

JC : Que pensez-vous du cinéma français actuel ?

G.G. : Il est dans uns situation scandaleuse. Il est enfermé dans un système par des gens qui ne croient plus en rien, qui sont trop vieux. La grande plaie du cinéma français, c’est l’âge.
La recette du succès, comme une recette de mayonnaise, c’était le star-système. Elle termine sa vie avec Delon et Belmondo, et les producteurs et distributeurs qui s’accrochent à ses basques. On ne peut pas être optimiste quand on sait que Bresson a du mal à faire un film, que Resnais n’a toujours pas tourné depuis cinq ans, que Jacques Rozier n’arrive pas à monter un film avec Jeanne Moreau, qui est la plus grande actrice française. Mais il faut continuer…
Tout est agglutiné autour du système politique. Un film à petit budget sort sans publicité dans de petites salles. Un film à gros budget, pour l’amortir, on fait une grosse campagne de publicité, et on lui offre de bonnes salles. On vous "punit" à tous les niveaux, de faire des films à petits budgets.
Chez Gaumont qui distribue Absences répétées, ils ont aimé le film et promis de bonnes salles. Mais au dernier moment, ils ont eu peur et ont sorti le film dans de petites salles. Je crois que Godard a raison : il faut dynamiter le système de l’intérieur en se servant de lui. Mais ils sont difficiles à piéger ces gens-là.

Propos recueillis par Bernard Trémège
Jeune Cinéma n°69, mars 1973

Absences répétées. Réal : Guy Gilles ; ph. : Philippe Rousselot ; mu : Jean-Pierre Stora ; chanson par Jeanne Moreau. Int : Patrick Penn, Danièle Delorme, Yves Robert, Nathalie Delon, Patrick Jouanné, Corinne Le Poulain, Pierre Bertin, Xavier Gélin, Richard Berry, Jean-François Balmer, Sylvie Vartan, Jeanne Moreau (France, 1972, 79 mn).



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