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Quatre nuits avec Anna (2008)
de Jerzy Skolimowski
publié le lundi 17 octobre 2016

par Marcomario Guadagni
Jeune Cinéma n°321, décembre 2008

Sélection de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 2008

Sortie le mercredi 5 novembre 2008


 


Dans un petit village de Pologne, un homme assiste, impuissant, au viol d’une femme.
Depuis lors, la nuit, il l’espionne depuis sa fenêtre.


 

Il l’observe quand, tous les soirs, avant de se coucher, la femme verse du sucre dans une tasse de thé. Il se rend alors dans un magasin et achète des pilules pour dormir, un pot de miel, le même que celui dans lequel la femme conserve son sucre. Il le vide de son miel et le remplit de sucre mélangé aux somnifères pilés.


 

Puis, tous les soirs, il traverse l’espace qui sépare sa maison de celle de la femme, et il attend qu’elle soit endormie pour s’installer à ses côtés.


 


 

Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur mon cœur, puis, sur toutes les parties de son corps, ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi, comme les perles, par la respiration de la dormeuse ; moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier : je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine. (1)


 

Pour Léon, employé à l’incinérateur d’un hôpital polonais, il ne s’agit pas d’une jalousie que seul le sommeil de la femme pourrait apaiser, mais d’un réel besoin de réparer un viol que son regard pétrifié n’avait pas su arrêter.
Il lui faudra quatre nuits pour réparer sa propre impuissance. Une nuit pour maquiller les pieds de la femme et leur donner une splendeur qui efface les traces du passage de la mort ; une nuit pour mettre aux mains de la femme une alliance qui lave les signes du passage de la mort à la lumière aveuglante de ses diamants.


 

Quatre nuits avec Anna nous en suggère une nouvelle lecture du mythe de la caverne. On sait que les critiques de cinéma n’ont pas hésité à y voir comme la prescience de l’invention du cinéma (2). En fait, selon ce mythe, la réalité existe à l’extérieur, dans le dos des prisonniers, qui ne voient que son reflet projeté sur les murs de la caverne.
Le geste de se retourner correspondrait alors à une reprise en main de sa propre histoire. Ainsi, Michel-Ange a représenté cette torsion des corps comme une tension vers la lumière dans les magnifiques sculptures dites Les Captifs, et dont on peut voir deux exemplaires au Louvre.


 

Jerzy Skolimowski, pendant ces quinze dernières années, a pratiqué la peinture au lieu de réaliser des films. Pas étonnant alors que son retour au cinéma se fasse sous le signe de l’art pictural. Pas étonnant non plus que, dans un film où il est question de jugement et de passion, les tableaux qui apparaissent soient ceux d’artistes qui ont utilisé le clair-obscur pour porter le regard du spectateur sur les parties des corps déchirés par la douleur.

Le film nous met face à une bipolarité, une opposition entre deux façons d’entrer en relation avec l’autre, la femme, le corps de la femme dans le cas de ce film. Prise de possession aveugle d’un côté (le corps violé) et possession à distance de l’autre (le corps sublimé).


 

L’avertissement que Skolimowski nous donne, et la leçon qu’on peut tirer de son film est qu’il nous faut trouver un point d’équilibre entre ces deux attitudes. En élargissant le propos, à ce moment précis de l’Histoire européenne, entre, par exemple, l’exploitation des pays qui se présentent sur la scène européenne en position d’infériorité, ou bien la mythification de la différence dont ces pays sont porteurs pour la renfermer dans une esthétique, qui serait à la fois une protection et une certaine mort.

Marcomario Guadagni
Jeune Cinéma n°321, décembre 2008

1. Marcel Proust, Albertine disparue (La Fugitive), À la recherche du temps perdu, tome VI, Livre de poche, 1993.

2. L’allégorie de la caverne, in Platon, La République, livre VII, s’est vulgarisée en "mythe". Sylviane Agacinski en fait une analyse in “Philosophie et cinéma”, CinémAction, janvier 2000 (Éditions Corlet).


Quatre nuits avec Anna (Cztery Noce Z Anna). Réal : Jerzy Skolimowski ; sc : J. S., Ewa Piaskowa ; ph : Adam Sikora ; mu : Michal Lorenc ; mont : Cezary Grzesiuk. Int : Artur Steranko, Kinga Presi, Redbad Klynstra, Jerzy Fedorowicz (Pologne-France, 2008, 87 min).



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