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Bacsó, Péter (1928-2009) (e)
Entretien avec Bernard Nave (1982)
publié le lundi 6 octobre 2014

Bacso, cinéaste de la responsabilité sociale

Rencontre avec Peter Bacso
à propos de Avant-hier (1981)

Jeune Cinéma n°147, décembre 1982-janvier 1983


Jeune Cinéma : Pour quelle raison, éprouvez-vous ce besoin d’opérer un retour sur l’histoire de la Hongrie ?

Peter Basco : Ce n’est pas un besoin constant. J’ai fait 18 films et il n’y en a que deux qui traitent de l’histoire de la Hongrie. Mais je pense que nous ne pouvons comprendre le présent qu’en analysant notre histoire. Je crois aussi que ces films sont extrêmement actuels. Tous les conflits actuels, tous les dangers qu’affronte la société hongroise ont leur racines dans ce passé qui n’est pas suffisamment analysé.
Les livres d’école parlent très peu de cette histoire, et les gens sont très curieux de connaître le passé. Seuls les films hongrois peuvent le montrer et l’analyser.

J.C. : Vous pensez que les cinéastes ont le devoir de le faire ?

P.B. : Cela fait partie de notre responsabilité sociale dans les pays socialistes. Nous avons la possibilité de mener cette analyse. Les années 50 représentent tous les conflits que nous avons vécus depuis le début du siècle au niveau du mouvement ouvrier. Nous Hongrois, nous sommes au cœur de tous ces conflits. En tant que cinéastes, nous avons un rôle très particulier en Hongrie. Janos Kadar a dit que parce qu’il n’y a pas de parti d’opposition, nous sommes à la fois une partie prenante du pouvoir et son opposition. Cette dialectique, ce paradoxe constituent l’originalité du cinéma hongrois.

J.C. : Cette position est-elle semblable à celle des cinéastes polonais d’avant le coup d’État ?

P.B. : Je ne sais pas très bien ce qu’a été leur situation. Je pense que notre situation en Hongrie, est profondément marquée par ce qui s’est passé en 1956. C’est ce qui nous différencie profondément des cinéastes polonais.

J.C. : À propos de Avant-hier, pouvez-vous parler de votre expérience personnelle de ces années ?

P.B. : Tout est très personnel. Par exemple comme le jeune étudiant, je suis allé en Yougoslavie pour construire ce chemin de fer, je faisais partie du mouvement étudiant, et je suis devenu secrétaire d’un collège populaire. Tous les éléments du film font partie de mon expérience personnelle. Si l’on me demande avec quel personnage je peux m’identifier, je peux dire qu’ils tous liés à mon expérience. J’ai été un traître et une victime pendant cette période.

J.C. : Cela explique pourquoi votre film est tellement chargé d’émotion.

P.B. : J’ai voulu montrer ce qu’a été la tragédie de ma génération. Après la guerre, nous étions plein d’espoirs, pleins d’idées. C’est pourquoi nous avons été tellement déçus. Nous avions le sentiment d’avoir été trahis.

J.C. : Dans Le Témoin (1), il y avait, au contraire, la distance introduite par la comédie.

P.B. : Cette forme comique - traiter l’histoire sur le registre du ridicule - était très inhabituelle au moment où j’ai tourné ce film. C’est ce qui fait que le film a été très attaqué. Je pensais qu’en passant par cette forme, je pouvais toucher plus facilement le public. De mon point de vue, cette période était tout à fait absurde, irrationnelle.

J.C. : Est-ce que vous préférez le registre de l’émotion, comme dans Avant-hier, ou le registre comique comme dans Le Témoin ?

P.B. : Je ne sais pas. Chaque film a sa propre logique, et je le fais à partir de mes goûts. En tout cas, j’aime la comédie et le public l’aime aussi.

J.C. : Pour en revenir au groupe de Avant-hier, vous disiez que vous pouviez vous identifier à chacun des quatre personnages principaux. Est-ce que, pour vous, ce groupe devrait représenter la Hongrie de l’époque, ou bien quelque chose de plus spécifique ?

P.B. : Je ne crois pas qu’il représente toute la société hongroise, mais plutôt des membres très typiques de la jeunesse. La fille est un personnage au départ très éloigné du mouvement, elle est très imprégnée de religion. Cette attitude de néophyte explique sa tragédie personnelle, sa volonté de bien faire. Ferenc est typique de l’intelligence du militant communiste plein de confiance et de doute à la fois. Ce garçon, c’est un peu moi. Le garçon d’origine paysanne est moins intellectuel, mais il se distingue par sa capacité d’agir et son sens moral. Quant à celui qui est lié à la police, il suit une trajectoire assez fréquente à l’époque. Chacun pouvait devenir flic. C’était presque le hasard qui faisait qu’on pouvait devenir flic ou victime. Ça aurait pu m’arriver à moi aussi.

J.C. : Le groupe semble se détruire lui-même. Quelle était l’influence du monde extérieur sur ces collèges populaires ?

P.B. : Ce groupe et ce mouvement ont eu l’occasion de mettre en œuvre une démocratie très développée. Au début, ils votent très librement même quand ils s’agit de refuser quelque chose qui vient d’en haut. Mais le deuxième vote qui apparaît dans le film est manipulé. J’ai voulu montrer comment pouvait évoluer un groupe, de l’esprit communautaire à la manipulation. Le premier procès en Hongrie, avant même le procès de Rajk, a concerné les collèges populaires. Je ne le montre pas dans le film, mais on y voit les premières déformations apparues à l’époque.

J.C. : Les jeunes chantent beaucoup.

P.B. : C’était notre façon de vivre : nous chantions toujours. C’est la même chose dans le film de Miklós Jancsó, Les Sans-espoirs. Que nous soyons joyeux ou déprimés, notre expression était le chant. Ce n’est pas un choix formel du film, c’est du réalisme.

J.C. : Pensez-vous, avec le recul, que cette forme de vie toute entière collective vous a empêché d’avoir un jugement personnel à l’époque ?

P.B. : Non. C’est très subjectif, mais cette période de ma vie fut la plus heureuse, la plus claire, la plus sincère. Je ne la critique pas, j’en garde un souvenir à la fois attendri et amer.

J.C. : Le film insiste sur l’aspect amer de cette expérience.

P.B. : Vous avez raison. C’est peut-être un défaut du film, la première partie n’est pas aussi tendre qu’elle devait l’être par rapport à l’amertume de la fin.

J.C. : Certaines images, certaines séquences peuvent être perçues comme très symboliques. Je pense au suicide de la fille dans le fer en fusion.

P.B. : Les dernières séquences sont très symboliques de l’évolution qui se faisait jour à l’époque. L’industrialisation socialiste fut une expérience douloureuse dont nous avons beaucoup souffert. Je n’aime pas beaucoup les symboles et je ne voulais pas en utiliser. Je crois qu’un bon film doit avoir un sens qui vient de choses très concrètes. C’est le public, qui, à partir de ça, découvre le sens. La dernière image, le garçon qui part avec le bébé, évoque une note d’espoir, un besoin de survie. Tout le monde n’est pas englouti dans cette expérience.

J.C. : Votre style réaliste tranche avec les tendances symbolistes ou poétiques de certains cinéastes hongrois.

P.B. : Je suis très conservateur dans mon réalisme. Je ne suis pas du tout théoricien, l’esthétique n’est pas mon fort non plus. Je suis incapable d’analyser mes films en termes de théorie. Je me sens très proche de la réalité, ce qui m’amène à choisir des histoires que le public peut comprendre, dans lesquelles, il peut s’identifier. Je veux faire des films qui ne soient pas intellectuels, mais qui soient proches du public. C’est peut-être très traditionnaliste, mais c’est comme ça que je vois les choses.
J’ai eu la même formation que Miklós Jancsó, László Kovács et d’autres. Nous étions dans le même collège populaire, dans la même chambre. Miklós Jancsó, a créé un style très particulier que j’envie beaucoup, mais ce n’est pas mon style. Je n’ai pas trouvé le même génie du cinéma que lui, même si parfois il est prisonnier du langage qu’il a inventé. Je suis très tolérant en matière de cinéma.
J’admire ceux qui utilisent la poésie, mais moi, je suis un vieux réaliste.

Propos recueillis par Bernard Nave
Pesaro, juin 1982
Jeune Cinéma n°147, décembre 1982-janvier 1983

1. Le Témoin (A tanú), réalisé en 1969, qui évoque les événements de 1956, a été censuré pendant dix ans. Le film a été sélectionné au Festival de Cannes 1981, dans la section Un certain regard.


Avant-hier (Tegnapelött). Réal Peter Bacso ; ph : Tamás Andor ; mont : Mihály Morell ; mu : György Vukán ; dec : Mária Statter ; cost : Erzsébet Mialkovszky. Int : Eva Igo, Gyorgy Dorner, Tamas Toth, Karoly Nemecsak, Marianna Moor (Hongrie, 1981, 113 mn).



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