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Sunset (2018)
de László Nemes
publié le vendredi 29 mars 2019

par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle de la Mostra de Venise 2018

Sortie le mercredi 20 mars 2019


 


Avec son premier long métrage, Le Fils de Saul, en 2015, au tournant de sa quarantaine, László Nemes a apprivoisé d’un coup toute la "grande famille" internationale du cinéma, ce qui n’allait pas de soi a priori pour un film si austère, si personnel et quasi-expérimental, sur des terres si surveillées que celles d’Auschwitz-Birkenau en 1944 (1). On attendait donc avec curiosité son deuxième film. Il se révèle être à la fois une surprise et une évidence.


 


 

Au premier abord, il s’agit d’un tout autre monde.
En 1913, l’orpheline Fraülein Irisz Leiter revient de Trieste à Budapest, sa ville natale. Elle cherche à se faire embaucher dans un luxueux magasin de chapeaux qui a appartenu autrefois à sa famille, mais le nouveau propriétaire ne veut pas d’elle pour d’obscures raisons. Elle apprend aussi qu’elle a un frère vivant. Dès lors, elle ne peut que partir à la recherche de son passé.


 


 

La ville toute frémissante des frivolités d’une capitale du grand Empire austro-hongrois n’a rien à voir avec le camp tragique noyé dans la nuit et le brouillard. Entre le propriétaire paternaliste, le frère résistant activiste et clandestin et la jeune femme s’élabore même une esquisse de trame politique, véhiculant les temps nouveaux idéologiques et techniques issus du 19e siècle.


 


 


 

Mais très vite, on entre dans une autre dimension narrative plus vaste.
Nemes parle du "cinéma qui se regarde", et de sa propre résistance à la tentation des effets visuels, dont il sait le pouvoir de domination sur les regards et les esprits. En artiste post-duchampien, il affirme vouloir laisser au "regardeur" une liberté de vagabonder et d’inventer.


 

C’est ce qu’il était parvenu à faire avec Le Fils de Saul malgré son étroite radicalité. Pour Sunset, il utilise les mêmes caractéristiques formelles, une caméra en mouvement qui poursuit la modiste perdue et ses errances sans jamais la quitter (aucun plan dont elle soit absente), avec, en arrière-fond une population en effervescence à la fois précise et indéterminée. Et jusqu’à la quête obstinée, non plus d’un fils mais d’un frère, aussi fantasmé l’un que l’autre, qui peut s’apparenter aussi bien à la forme ou au genre (comme le road movie est un genre) qu’au sujet.

Mais il obtient un film totalement différent, plus accompli.
Le moindre détail est calculé, y compris dans la brume de l’environnement, et ce qui se passe dans les fonds de plan, avec ou sans profondeur de champ, est d’une richesse exceptionnelle. Les travellings tremblants ne sont jamais gratuits, ils sont ceux d’une recherche inquiète dans un monde instable et suffocant.


 

Il n’est pas légitime d’accuser le film de laisser sur sa faim. Nemes ne raconte pas des histoires édifiantes avec un début, des péripéties, une morale et une fin affichable. Quelle quête humaine a-t-elle jamais abouti ?
De même, s’il est aisé d’accuser Nemes de formalisme ou d’esthétisme, cela semble un peu rapide, et, pour l’instant, les procédés - s’il y en a -, sont indétectables. Car la nuque récurrente de Juli Jakab ne saurait en fournir un exemple, qui n’est qu’une manière de caméra subjective distanciée. Elle et la caméra affrontent ensemble un monde plein de bruit et de fureur auquel elles ne comprennent rien, nous derrière non plus qui ne pouvons que conjecturer. "L’horreur du monde dissimule une infinité de jolies choses". L’ultime travelling du finale, dans la tranchée, qui s’achève sur ce visage dressé vers l’objectif, n’est pas seulement superbe, il a un rôle, il questionne. Il nous questionne, nous, qui avons à accomplir notre part du tableau.


 


 


 

En 2016, László Nemes avait déjà intitulé Sunset son film en cours. Il disait que c’était "un film de mystère". Pour recevoir justement l’œuvre, on peut n’utiliser, comme outil de lecture, que ces deux mots : le mystère (l’ensemble des secrets "religieux" réservés aux initiés, qui forme comme une matière) et le soleil couchant (la lumière qui s’éteint, la nuit qui vient, le temps irréversible).


 

Ce qui est beau (et terrifiant), c’est que Sunset - mêmes vocabulaire, autre histoire - n’est pas seulement la prolongation esthétique du Fils de Saul, mais aussi, indépendamment de toute chronologie historique, la suite d’un récit homogène, futuriste, tout tissé d’humilité, où aucune clé n’est donnée.

Sunset a été accueilli de façon mitigée par la critique comme par le public, et ce second film n’a pas le même destin que le premier. Ce qui est advenu au Fils de Saul, plus une très intelligente curiosité qu’un grand chef d’œuvre impérissable, fut un fait social improbable, qui ne pouvait se répéter. Ce qui advient à Sunset relève peut-être de la "malédiction du petit deuxième". Et, après tout, ils sont nombreux les films, boudés au départ, qui trouvent leur place tardivement dans l’histoire du cinéma.


 

En attendant le troisième film qui donnera un sens plus précis au travail de Nemes, un certain vertige ne peut manquer de saisir à penser la succession de ces deux aînés, dans l’œuvre d’un jeune homme. Les époques engendrent les humains, les penseurs, les artistes, plus que l’inverse, n’en déplaise à la grande arrogance naturelle de l’espèce.
Nemes, qui traite d’une façon nouvelle les troubles chaos du passé - pourtant si souvent relus par tant d’auteurs -, est un de ces visionnaires produits par notre époque, de ceux qui vont peut-être se multiplier.
Car les deux nuits de ses deux premiers films ressemblent à des annonciations.

Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Son premier court métrage, With a Little Patience (2007), avait été remarqué et sélectionné à la Mostra de Venise en 2007. Mais ce n’est pas son travail avec Bela Tarr sur L’Homme de Londres (2007), qui pouvait le pistonner. Sa route vers la gloire est pourtant très courte : deux autres courts métrages appréciés, The Counterpart (2008) et The Gentleman Takes His Leave (2010), sa sélection en résidence par la Cinéfondation en 2011, lui ont permis d’apparaître, de faire des recherches et de réaliser son premier long métrage, Le Fils de Saul, d’abord intitulé SK. Un film au destin impressionnant : d’emblée la compétition au Festival de Cannes 2015, le Grand Prix, puis en 2016 et 2017, Oscar, Golden Globes, Bafta, César, etc.


Sunset (Napszállta). Réal : László Nemes ; sc : L.N., Clara Royer & Matthieu Taponier ; ph : Mátyás Erdély ; mont : Matthieu Taponier ; mu : László Melis ; cost : Györgyi Szakács. Int : Juli Jakab, Susanne Wuest, Evelin Dobos, Vlad Ivanov, Björn Freiberg, Levente Molnár, Mónika Balsai, Urs Rechn, Sándor Zsótér (Hongrie, 2018, 142 mn).



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