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Clowns (les) (1970)
de Federico Fellini
publié le vendredi 12 avril 2019

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°54, avril 1971

Sélection de la Mostra de Venise 1970

Sorties les mercredis 10 mars 1971 et 10 avril 2019


 


Il y a toute une légende dorée de la passion de Fellini pour les clowns, pour le cirque.
À 12 ans, il aurait suivi un cirque, et c’est seulement au bout d’un mois que les carabiniers l’auraient rendu à sa famille. On dit aussi qu’à 9 ans il aurait travaillé trois jours dans un cirque, de Rimini à Bellaria, jusqu’à ce qu’un ami de ses parents l’arrachât au zèbre qu’il conduisait pour le ramener au domicile paternel. Autre version : à 7 ans, il aurait obtenu d’un cirque de passage à Rimini de conduire une zèbre, mais, pour une raison inconnue, il n’aurait pu partir de chez lui. Et ce ne sont pas les seules versions. On prétend que Fellini lui-même n’est plus en état de séparer le réel de l’imaginaire.


 

Ce qui demeure vrai, c’est l’obsession du cirque dans toute sa carrière, soit directement dans La strada, soit, d’une manière plus indirecte, par l’orchestration du grand spectacle tel qu’on le trouve parfois dans certains de ses films, dont Huit et demi, Le Satyricon ou le début de La dolce vita. (1)

Aussi dans ce "spécial" de TV, (2) Fellini tient-il à bien faire comprendre ce qui fut pour lui la découverte du cirque : la naissance de la vocation de metteur en scène. "Le film commence juste comme un souvenir d’enfance. La maison où habite l’artiste enfant donne sur une grande place. Sur la partie opposée, les prisons, référence symbolique ? Mais si l’on se retourne, c’est le marché aux bestiaux, et alors, au milieu de la nuit, l’enfant est éveillé par un chœur de mugissements, une autre référence symbolique ? Tout est référence symbolique, non ?"


 


 

Et c’est l’enfant éveillé, une autre nuit, par un concert de voix différentes, assistant, dévoré de curiosité, à la montée de la tente du cirque, allant plus tard avec ses parents au spectacle, voyant, terrifié, ces clowns qui seront pour lui "les ambassadeurs d’une vocation" selon sa propre expression.
Mais en lui, le cirque et la vie s’entremêlent. Les clowns, il les retrouve autour de lui. De ces évocations retenons celle des vieux de l’auberge, vieux ivrognes au visage ravagé, peaux blêmes, taches rouges, une vieille femme vient chercher son mari, elle l’embarque brutalement sur une brouette en direction de la maison. Est-ce la vie, est-ce le cirque ?


 

Un chef de gare, aussi petit que son roi, mais pas moins fier : uniforme, autorité. Passent devant lui des wagons d’enfants qui, des portières, se payent sa tête. Il trépigne de fureur et de rage impuissante. Mais il aura le dernier mot. Arrive un side-car avec deux fascistes, l’un au visage si contracté qu’il paraît blanc de colère, des gestes d’automate. Les enfants, cette fois, passent le bras tendu.
Et maints autres personnages tout aussi typiques de ce "ventennio nero" (3) où a grandi Fellini avec cette "génération fainéante, fébrile, bête des années 20, sans un passé dont elle puisse se vanter, sans avenir à conquérir, toujours prompte à se perdre en songes puérils" (4).


 


 


 


 

Mais ces clowns qui ont à la fois terrifié et ravi l’enfant Fellini, que sont-ils devenus ? Font-ils encore rire ?
Alors commence une enquête qui ne nous renseigne pas seulement sur les clowns mais nous révèle un Fellini modeste, sachant d’effacer devant son sujet. Les clowns célèbres apparaissent vieillards décrépis, dont le regard s’anime d’un coup pour revivre le passé, et prouver combien ce métier singulier fut pour eux une passion. On nous raconte l’histoire de ce clown Guyon qui, vieux et malade, s’échappa de l’hôpital pour aller voir les célèbres Footit et Chocolat et mourut sur place d’avoir trop ri.


 
 

Beaucoup de ces clowns célèbres vivent maintenant à Paris. Fellini va à leur recherche, guidé par leur historien, Tristan Rémy. Cette enquête représente un travail très différent de celui auquel Fellini est habitué, beaucoup plus aride.


 

Et puis les vieux clowns ne racontent pas toujours des chose gaies. Fellini dit qu’ils racontent surtout leurs infortunes montrant une main auquel manque un doigt mangé par un tigre, ou une jambe abîmée par un cheval, etc. Voyage mélancolique surtout parce que les clowns maintenant ne déclenchent plus le rire comme au temps de l’enfance de Fellini. C’est même une chose reconnue. Est-ce la mort des clowns ?


 

La mort du clown, c’est le dernier épisode du "spécial".
Épisode très fellinien et qui tendrait à montrer que le petit écran peut offrir du grand spectacle. C’est, en tout cas, le pari lancé par Fellini pour sa première rencontre avec la télévision. Advient alors une sorte d’apothéose où le comique, le cruel, le dérisoire atteignent au paroxysme, où reparaît le meneur de jeu, ce démiurge qui orchestre le mouvement : Fellini lui-même, tout habillé de noir sauf la chemise blanche, est en plein dans son élément.


 


 


 

Rien ne retient son imagination : la veuve grasse, énorme, (en réalité un clown habillé en femme), toute éplorée ; le clown dont on veut scier les jambes parce qu’il est trop grand pour entrer dans le cercueil et qui finira par quitter, d’un air dégoûté, l’énorme cortège, qui se déchaîne au milieu de numéros rappelant ceux du cirque, et enfin l’apparition des hommes du cirque, des grands acteurs du théâtre et du cinéma en hommage au clown.

Là éclate la grandeur de Fellini. Ce goût passionné du spectacle, un homme de spectacle qui est spectacle lui-même.
Et aussi ses limites. Dans ce pays où la vie intellectuelle et artistique est tellement politisée, beaucoup de critiques ont interrogé ce Romagnol sur sa conception des rapports de l’homme et de la société, cherchant en lui l’expression de son monde.


 


 

Une des originalités de Fellini vient peut-être de ce que, chez lui, la démarche est inverse : c’est le monde qu’il voit comme un spectacle. De même que, dans son enfance, il projetait chez ses contemporains le comique triste et cruel du clown, de même, maintenant, chez ses personnages, la fantaisie, la bouffonnerie se mêlent à la réalité amère. Ils sont parfois emportés dans un mouvement qui rappelle celui du cirque : ils sont avant tout un spectacle.
L’auteur lui-même dans ses films où la partie autobiographique est si importante semble se regarder vivre. Le monde de Fellini, un vaste cirque.

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°54, avril 1971

1. La dolce vita (1960), Huit et demi (1963), Le Satyricon (1969), .

2. Les Clowns est le second téléfilm (sorti en salle) de Fellini, après Bloc-notes d’un cinéaste (1969). Il déclara ensuite ne plus vouloir travailler pour la télévision, où il se sentait trop à l’étroit.

3. Ventennio nero  : Double décennie fasciste.

4. Selon les termes de Oreste del Buono (1923-2003), fondateur, en 1965, avec Umberto Ecco et Giovanni Gandini, puis directeur de la revue de BD mensuelle Linus.


Les Clowns (I clowns). Réal : Federico Fellini ; sc : F.F. & Bernardino Zapponi ; ph : Dario Di Palma ; mont : Ruggero Mastroianni ; mu : Nino Rota ; déc et cost : Danilo Donati. Int : Les clowns italiens : Billi, Scotti, Fanfulla, Rizzo, Furia, Reder, Valentini, Merli, I 4 Colombaichi, I Martana, Maggio, Sbarra, Carini, Terzo, Vingelli, Fumagalli, Zerbinati, Janigro, Maunsell, Peverello, Sorrentino, Valdemaro, Bevilacqua ; la troupe : Maya Morin, Lina Alberti, Alvaro Vitali, Gasparino ; les clowns français : Alex, Bario, père Loriot, Ludo, Mais, Nino ; Franco Migliorni (le dompteur) ; avec la participation de Pierre Étaix, Gustave Fratellini, Annie Fratellini, Baptiste, Tristan Rémy, Liana, Rinaldo, Nando Orfei, Anita Ekberg, Federico Fellini (Italie-France-Allemagne, 1970, 92 mn).



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