Rencontre avec Želimir Žilnik (né en 1942)
Jeune Cinéma n°394, mai 2019 (à paraître)
À l’occasion de la rétrospective de Beaubourg, Želimir Žilnik et la Black Wave (12 avril-12 mai 2019).
Le cinéaste serbe Želimir Žilnik est l’auteur d’une cinquantaine de films - tous formats, métrages et genres confondus. Il a évoqué, pour nous, sa carrière en Yougoslavie, en Allemagne et ailleurs.
Ce que nous avons visionné de l’œuvre prouve que Želimir Žilnik a une touche, une patte, une formule personnelle, mélangeant joyeusement cinémas direct, subjectif et docufiction.
Il entretient un rapport sensible au réel et porte un intérêt constant aux minorités et aux marges, comme le montrent ses courts métrages : les portraits d’enfants des rues de Pioniri maleni... (1967) (1), les chômeurs de Nezaposleni ljudi (1968), le ciné-tract sur les manifs d’étudiants, Lipanjska gibanja (1969), les périples des travailleurs immigrés en Allemagne de Inventur - Metzstrasse 11 (1975). (1)
En témoignent aussi le feuilleton Kenedi (1975-2007) avec le quotidien des roms (2), aussi bien que ses longs métrages : le tableau fassbindérien d’homos et de transsexuels, Marble Ass (1995) ou l’arrivée en terre promise des migrants de Destinacija Serbistan (2015) et de Das schönste Land der Welt (2018) (3).
N.V.
Après le lycée, j’ai fréquenté le Kino-club de Novi Sad où l’on pouvait avoir accès à des caméras 8 et à 16 mm. Nous développions nous-mêmes les films. La génération de Dušan Makavejev était passée par ce ciné-club et nous savions que ce pouvait être une porte d’entrée dans le cinéma.
J’étais alors programmateur dans une maison des jeunes et de la culture où l’on projetait des films yougoslaves, des documentaires du cinéma-vérité, des films comme ceux des frères Mekas - je pense à Hallelujah les collines (1963).
Un studio m’a proposé d’être assistant-réalisateur sur Une affaire de cœur (1967) de Makavejev. Dans les années 50 et 60, la Yougoslavie était un pays ouvert, au point de vue économique et culturel. Les films de la Nouvelle Vague étaient visibles chez nous trois mois après leur sortie parisienne. J’étais très intéressé par l’école de New York et par le Cinema novo brésilien.
À l’époque, l’école documentaire yougoslave était bien reçue à l’étranger. Les films remportaient des prix dans des festivals. Les courts métrages sélectionnés étaient diffusés à la télévision. Il existait alors plusieurs centres de production : en Bosnie, à Zagreb, à Novi Sad, à Belgrade. Quand on obtenait une récompense dans un festival, on était invité par des maisons de production à réaliser en 35 mm. Les films russes des années vingt, je les ai découverts bien plus tard. J’ai grandi à une époque où il y avait une certaine distance entre la Yougoslavie et l’Union soviétique. Mon idole ne fut pas Eisenstein, mais Medvedkine.
Pour ma première collaboration avec une station de radio qui voulait faire de l’audiovisuel, j’ai proposé un sujet sur Tito. Dans Tito Among the Serbs for the Second Time, j’ai imaginé son retour dans les rues de Belgrade. (4) On m’a dit : "Vous êtes fou, les gens vont vous tuer, ils détestent Tito !" Je leur ai demandé s’ils avaient de l’argent. Ils m’ont répondu qu’ils avaient 300 marks... On a eu du mal à trouver un acteur. Ceux qui jouaient Tito du temps de l’ex-Yougoslavie m’ont dit : "Nous détestions Tito, nous avons été forcés, le pistolet sur la tempe, de jouer le rôle de Tito !"
Finalement, j’ai déniché un jeune artiste qui savait très bien l’imiter. Nous avons trouvé un uniforme. J’avais un copain qui avait un pistolet et qui nous l’a prêté. Car nous craignions de nous faire tabasser dans la rue : on était à un moment où se produisait un renversement des valeurs. Je voulais aller à l’encontre de la folie qui allait se répandre. Je n’étais pas pour autant titiste puisque j’étais passé en justice où j’ai essayé de défendre un de mes films, Travaux précoces. (5)
J’ai été exclu du Parti parce que Tito n’avait pas aimé le film. Je pense qu’il y a eu une dérive autoritaire de sa part dans la dernière décennie de sa vie. Un culte de la personnalité anti-démocratique. Mais la nouvelle folie qui était en train d’émerger me paraissait encore plus dangereuse que ce que pouvait représenter Tito.
En Yougoslavie, les cinéastes n’étaient pas employés par les grands studios. Nous travaillions au coup par coup.
Sur un projet, nous étions salariés, payions pour notre sécurité sociale, notre retraite, etc. Avec mon caméraman, mon ingénieur du son, mon décorateur, nous sommes allés voir le directeur d’un grand labo et lui avons proposé d’investir chacun 10 000 dinars en échange du complément en pellicule et en travaux. C’était une forme de coproduction, donc aussi d’autogestion. Cela rassurait le laboratoire qui savait que nous misions nos propres fonds et nous avions la copropriété du film. Cela nous permettait surtout de ne pas dépendre des commandes d’État, de ne pas passer par des commissions, de garder une liberté créatrice, de pouvoir enchaîner les films.
Chez moi, il y a un processus de combat et si mes documentaires ont obtenu des récompenses, ils ont suscité aussi des polémiques. Pour des raisons politiques, j’ai eu des problèmes de diffusion. Travaux précoces est passé en justice. Le film avait été soutenu par toute la jeune critique cinématographique, mais le procureur de la République en a fait stopper la diffusion au bout de trois ou quatre mois et j’ai été assigné en justice. J’ai dû me défendre moi-même, la production ne voulant pas engager d’avocat. C’était controversé : non seulement on considérait que le film allait contre l’establishment politique, mais qu’il était aussi anti-paysans, anti-ouvriers.
Au tribunal, les débats furent agités. Je criais, le procureur criait aussi. Je me défendis en disant que je décrivais les vestiges staliniens et traitai le procureur de "fossile du stalinisme". Le juge arrêta les débats et me dit : "Vous êtes saoul ? Pourquoi criez-vous comme ça ? Vous savez, Il a vu le film (en montrant un portrait de Tito)." J’ai répondu : "S’Il a vu le film et s’Il ne l’avait pas aimé, je ne serais pas ici, je serais en prison."
Le juge a demandé à voir Travaux précoces puis m’a dit : "Votre film est ennuyeux à mourir, jamais vous ne réussirez à gagner votre vie en continuant à faire du cinéma". Il s’est ainsi adressé au procureur : "Si vous considérez que ce film ennuyeux est un danger pour notre forte nation, vous devriez changer de métier !"
La docufiction, c’est une chose que j’ai apprise en arrivant en Allemagne. J’ai commencé à travailler avec Kluge, avec Herzog, avec Fassbinder. J’ai fait un film avec la Filmverlag der Autoren, qui était leur collectif. (6)
Et j’ai appris à travailler avec la télé. Parce qu’en Yougoslavie, on ne travaillait pas avec la télé, c’était considéré comme trop bas. Et en fait, je me suis aperçu que la télévision c’était le rêve pour un réalisateur : il y avait du matériel, des monteurs, des preneurs de sons, des ingénieurs et surtout la distribution. La sortie de ce qu’on faisait était garantie, en fait. Des films qui passaient à huit heures du soir devant cinq millions de personnes !
L’expression "Vague noire" ou "Black Wave" désignant le jeune cinéma yougoslave (7) ne vient pas de mon court métrage Black Film, mais du reproche qui nous avait été fait de voir le monde "à travers des lunettes noires".
Nos films, pourtant présentés, primés à Cannes ou à Berlin, ont été retirés de la circulation. Il y a eu une forme de dogmatisme qui s’est répandu. On nous a fermé les portes dans les médias, on nous a même accusés de vouloir monter un mouvement politique, ce qui nous a fait rire parce nous savions que le cinéma ou l’art, c’est sur le vieillissement, c’est sur la mort, sur l’amour, sur la destinée. Sur la forme. Cela n’a absolument rien à voir avec les politiciens.
Je tournais un documentaire en 1970 - Black Film (Crni film) a été tourné en 71 - et, à un moment, j’ai dit à l’équipe : "On arrête. On prend deux jours et on va réagir."
Nous avons fait une sorte de "réaction filmée". J’ai pris ces clochards, je les ai amenés chez moi. Ma femme n’était pas au courant...
Le film n’a pas été interdit. Par contre, ça a créé un énorme scandale. Beaucoup de gens m’ont haï. Les critiques ont trouvé que je moquais d’une forme de cinéma critique yougoslave. On me trouvait narcissique. On me traitait aussi de faux humaniste. On disait : "Ce Žilnik, il aide cinq personnes mais laisse les cinq cents autres !" J’ai fait une conférence de presse où j’ai déclaré : "J’ai aidé seulement cinq personnes, c’est vrai, je le reconnais. Mais vous qui habitez dans de grandes villas, vous pourriez héberger cinq cents personnes. Allez-y, montrez à quel point vous êtes de grands humanistes !"
Une chose que j’ai comprise, c’est que les gens susceptibles de créer une solidarité entre l’équipe de tournage et moi étaient ceux qui n’avaient pas eu d’autre espace pour s’exprimer. Ce sont des groupes marginaux.
Une anecdote à propos du court métrage Ustanak u Jasku (1973), qui allait à l’encontre de la tendance de l’époque des superproductions sur les partisans, avec des acteurs très chers comme Richard Burton, dans le rôle de Josip Broz Tito, Orson Welles, dans celui de... Winston Churchill. (8) Pour moi, c’était cela la trahison des partisans, une propagande agressive. Pour moi, les partisans étaient des gens qui avaient effectivement lutté, qui avaient réellement souffert, qui, pour le coup, avaient du matériel, avaient des armes.
Je suis allé voir un ciné-club, dans une petite ville, qui vivotait en faisant des publicités locales. Je leur ai proposé de les aider à tourner en échange du prêt de la caméra, le soir après ce travail de commande. Je suis allé tourner dans le village de Jazak et j’ai demandé aux anciens combattants comment ils avaient survécu pendant la guerre. Ils m’ont décrit cela. La moitié du village avait été tuée et eux avaient réussi à survivre pendant ces quatre années extrêmement dures - un peu ce qu’on voit dans La Première Charge à la machette de Manuel Octavio Gómez (1969).
Mon court métrage terminé, je le montre à une commission de censure qui me reproche d’avoir rassemblé des clochards, de me moquer des partisans, d’avoir trahi. Bref, le film est refusé. Je suis retourné au village et, lorsqu’ils ont appris la chose, ils sont montés à une quinzaine dans un camion, armés de pistolets, j’étais avec eux et nous sommes allés au ministère de la Culture. Parmi eux, il y avait des résistants connus. Ils ont été voir le ministre, un jeune gars et ont dit : "Quoi ! Tu as refusé notre film ! Tu veux mourir ici ou tu veux mourir dans la rue ?" Le ministre connaissait leurs noms, même s’ils étaient en paysans. Ils ont insisté pour qu’il signe l’autorisation du film immédiatement. J’ai compris à ce moment-là que c’étaient des gens dont il fallait prendre soin.
Quand je fais un film, ce ne sont pas les festivals, les distributeurs, les chaînes de télé mais mon équipe et les gens avec lesquels je tourne qui importent.
Propos recueillis par Nicolas Villodre
(29 mars 2019, au Solar Hôtel, à Paris).
Traduction de Yves Tixier.
Remerciements à Pierre Laporte.
1. Pioniri maleni, mi samo vojska prava, svakog dana nicemo ko zelena trava (1967) est un documentaire de 12 minutes ; Nezaposleni ljudi (1968, 10 minutes) ; Lipanjska gibanja (1969, 11 minutes) ; Inventur aka Metzstrasse 11 (1975, 9 minutes).
2. La trilogie Kenedi : Kenedi se vraca kuci (Kenedi Goes Back Home, 2003) ; Gde je dve godine bio Kenedi (Kenedi, Lost and Found, 2005) ; Kenedi se ženi (Kenedi is Getting Married, 2007).
3. Marble Ass (Dupe od mramora, 1995), Destinacija Serbistan (2015) et Das schönste Land der Welt (2018) sont des longs métrages.
4. Tito Among the Serbs for the Second Time (Tito po drugi put medju srbima, 1994).
5. Travaux précoces (Rani Radovi, 1969). Le film, Ours d’or de la Berlinale 1969, n’est jamais sorti en France. Il a fait l’ouverture de la Rétrospective de Beaubourg, le 12 avril 2019.
6. Paradise. An Imperialist Tragicomedy (Paradies. Eine imperialistische Tragikomödie 1976).
7. Celui de Živojin Pavlović, Dušan Makavejev, Aleksandar Petrović, Ljubiša Kozomara, Dragoslav Lazić et Gordan Mihić.
8. ZZ fait allusion au blockbuster Sutjeska de Stipe Delic (1973) avec également Irene Papas et Hardy Kruger, et une B.O. confiée à Mikis Theodorakis.