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Mélancolie ouvrière (2017)
de Gérard Mordillat
publié le vendredi 26 avril 2019

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°392-393, février 2019

Sortie le vendredi 24 août 2018 (sur Arte)

En DVD.


 


Avant d’entrer dans le film de Gérard Mordillat, on a envie de s’attarder sur son titre. C’est important un titre. Il est fait pour séduire, donc pour détourner (voire manipuler). Mais a priori, il donne le ton, la couleur, l’intention d’une œuvre, son identité. (1)
Le beau et très vieux mot de mélancolie, charrie avec lui d’innombrables connotations à travers les âges (2) Il est aussi doux et lent, frappé de nostalgie non-violente, que le mouvement ouvrier fut impatient et tissé de brûlots.


 


 

Ce titre est comme un constat de résignation d’une historienne - et d’un cinéaste - qui connaîssent les époques et leurs étapes.
Car il fut un temps, pas si lointain, où la mémoire collective était comme de l’amadou et où le "mouvement ouvrier" était tout feu tout flamme.
Il figurait comme entrée dans les séminaires de recherche et comme mot-clé dans les index, allant de soi. Et c’est à cette époque, en 1974, que Michelle Perrot rencontra, pour la première fois, Lucie Baud (1870-1913), quand elle tomba sur un témoignage de l’ouvrière syndicaliste (3).


 


 

Puis, il a progressivement disparu des classifications, dans les années 80 du siècle dernier, au fur et à mesure que progressaient la social-démocratie résolument bourgeoise et l’océan indifférencié d’Internet. Il est désormais réfugié dans un wikipedia pédagogique et seul demeure, tel un gardien du temple désaffecté, le Maitron (4).


 


 

De l’héroïne ouvrière et féministe Lucie Baud, on savait peu de choses, à peine ses conditions de travail chez Durand frères à 12 ans, la grève de Vizille en 1905, celle de Voiron en 1906, leurs échecs. Quatre années de lumière dans une courte vie secrète.


 

Presque 40 ans plus tard, les recherches en archives complétées par de riches sources locales (5) ont enrichi le portrait privé d’une femme du peuple remarquable, à la lumière de ses actions publiques : son apparition sur la scène syndicale après son veuvage à 32 ans, sa participation (restreinte) au VIe Congrès national de l’industrie textile à Reims, sa tentative de suicide après l’échec de Voiron, sa mort enfin à 43 ans.


 


 


 

Sans pour autant éclaircir vraiment toutes les zones intimes qui demeurent d’ombre, ses hommes, ses enfants, son goût pour l’écriture, l’édition de son témoignage dans une revue intellectuelle, son désespoir, les circonstances de sa mort.


 


 


 

Que Michelle Perrot, en 2012, choisisse ce titre pour son livre, certes sensible comme toujours et pas seulement érudit, mais véritable aboutissement d’une longue recherche amorcée dans l’enthousiasme, pour une histoire qui représente une "sorte de fin des temps" avant la Guerre de 1914 (selon ses termes), n’est ni anodin ni indifférent.


 

Quand, au printemps 2017, Gérard Mordillat réalise son film, notamment dans un ancien atelier à Saint-Julien-Molin-Molette, les dès sont jetés, le peuple a disparu des écrans, on ne sort plus trop traîner la savate dans les rues avec les camarades, et personne ne pleure plus en entendant l’Internationale.
Mordillat conserve le titre du livre : c’est la seule concession qu’il fait au "sentiment".
À travers les visages de Virginie Ledoyen, Philippe Torreton, François Cluzet, ou François Morel, des autres acteurs, des figurants, il ne laisse filtrer aucun pathos. Hormis peut-être quelques éclairs de rage, par exemple dans les séquences du droit de cuissage exercé par les patrons sur la chair fraîche, tant qu’elle est encore fraîche.


 


 

Ou dans le lyrisme revendiqué des chants des immigrées italiennes.


 

Dans l’ensemble, Mordillat produit une écriture blanche, non-épique, comme une sorte de loyauté à la pudeur elliptique du récit originel de Lucie Baud, et, d’une manière générale, à ceux du peuple. On ne pleure pas dans la chaumière, c’est pas fait pour ça.
On peut penser aussi que ce choix est à la fois une conformité à l’air du temps - un sècheresse progressive vis-à-vis de toutes les pauvretés -, et une résistance à son hystérie - la fausse émotion de rigueur sur tel ou tel cas télégénique. Car il n’est plus d’usage de se référer à la fameuse distanciation.


 

En 2011, en 2017, ni Perrot ni Mordillat ne pouvaient imaginer les irruptions du peuple, inorganisé mais fusionnel et obstiné, dans les beaux quartiers de Paris, qui, depuis l’automne 2018, en en payant le prix, font frémir dans les palais.
Il est plus que jamais bon d’aller retrouver, avec un regard neuf, cette époque des pionniers, la mélancolie n’a jamais empêché la lucidité.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°392-393, février 2019

1. Mélancolie ouvrière de Gérard Mordillat en DVD chez les Mutins de Pangée.
Le film a conservé une partir du titre du livre de Michelle Perrot, Mélancolie ouvrière. Je suis entrée comme apprentie, j’avais alors douze ans, , Paris, Grasset, 2012.

2. Par exemple le livre de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky & Fritz Saxl, Saturne et la Mélancolie, traduction par Fabienne Durand-Bogaert & Louis Évrard

3. Lucie Baud, "Les Tisseuses de soie dans la région de Vizille", in Le Mouvement socialiste, 10, 1908 (p. 418-425), texte signé "Lucie Baud, ex-Secrétaire du Syndicat des ouvriers et ouvrières en soierie de Vizille (Isère)".
Quatre ans plus tard, Michelle Perrot l’édite avec une présentation dans un numéro spécial du Mouvement social, "Travaux de femmes" (1978).

4. Les Dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier ont été dirigés par l’historien Jean Maitron (jusqu’à sa mort en 1987), puis par son successeur Claude Pennetier. Ils sont désormais en ligne et gratuits. Lucie Baud y a sa notice.

5. Michelle Perrot, qui avant d’écrire, a tenu à aller flairer sur place l’air du pays, remercie notamment Andrée Gautier et Gérard Mingat.


Mélancolie ouvrière. Réal : Gérard Mordillat ; sc : G.M., Philippe Sainteny et Michelle Perrot d’après son livre éponyme (2012) ; ph : François Catonné ; mont : Sophie Rouffio ; mu : Jean-Claude Petit. Int : Virginie Ledoyen, Philippe Torreton, François Cluzet, François Morel, Alain Pralon, Marc Barbé, Jacques Pater, Patrice Valota, Yann Epstein, Jean-Damien Barbin, Lorraine Mordillat, Victorien Liesse, Marianna Granci, Alix Rivoire-Garcia, et les habitants de Saint-Julien-Molin-Molette et alentours (France, 2018, 91 mn).



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