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68, mon père et les clous (2017)
de Samuel Bigiaoui
publié le mercredi 1er mai 2019

par Claudine Castel
Jeune Cinéma n°394, mai 2019

Sortie le mercredi 1er mai 2019


 


À deux pas du quartier latin, la quincaillerie Bricomonge fut pour Samuel Bigiaoui, le fils du patron, un terrain d’aventures. Au mitan des années 2000, il a commencé à filmer les lieux, les clients, comme un "Je me souviens" (1), une façon d’arrimer la mémoire collective. Et puis l’heure du bilan est arrivée en 2012, réactualisant l’idée de faire un film autour de la question qui le taraudait : comment un homme diplômé est amené à vendre des clous.


 


 

La photo de la boutique bleue cadrée en gros plan, c’est déjà du passé, un zoom montre les facturettes alentour qui recouvrent le miroir derrière le comptoir, - "mon disque dur" dit Jean - et les indices des difficultés financières.


 


 

Zohra ne se résigne pas et incite Monsieur Jean, malgré sa réticence, à passer commande de tubes de 60 ; José, mélancolique dans son atelier, exécute les dernières commandes, Mangala se souviendra à vie de ses premiers francs gagnés grâce à l’obtention de ses papiers.


 


 


 


 


 

L’espace exigu de Bricomonge renferme le Paris cosmopolite, un creuset de nationalités, de cultures, comme en témoignent les employés et certains clients dont l’accent donne une musicalité au français. La dame bourgeoise en quête de verrines côtoie l’homme aux moustaches en guidon à la recherche d’objets "introuvables (2). Un espace de rencontres du quartier, une mosaïque d’histoires, "un institut thérapeutique".


 

Samuel Bigiaoui filme à bonne distance son père, ses questions lapidaires l’invitent à lever le silence et à dissiper en partie les ombres de son passé. Il commence par s’esquiver, se retrancher derrière "Ce n’est pas la bonne question", s’activer, soucieux des factures impayées, des incertitudes qui pèsent sur la vente de la boutique. La boutique, son abri, "être anonyme", libre.


 


 

Passent les amis de longue date, retour à 68. L’un d’eux rappelle qu’ils se sont connus en Terminale, que leur chemin a divergé, quand Jean s’est engagé à la Gauche prolétarienne, alors que lui était proche de Debord et de la pensée situationniste. Il évoque le paradoxe de son parcours : diplômé, révolutionnaire, il a fait des films (3) et "il se déguise en épicier".


 

C’est dans le dédale du sous-sol, le temps aidant, que Jean révèle progressivement son rôle de clandestin à la GP. On a l’âge de se souvenir de la mort de Pierre Overney, la reprise sur le tas chez Fauchon et autres actions d’éclat. Engagé à plein temps, il évoque la sortie difficile ce cette brève période (4), qu’il définit par une formule très balzacienne : il se sentait "un demi-solde".


 

Un ami à la rescousse, Daniel Weil, qui aurait pu suivre la carrière d’un mathématicien rebelle, a fait dans le commerce de volailles. Leur vie mode d’emploi fut de se frayer un chemin à la marge, pour assurer leur subsistance économique, assumer les responsabilités d’une petite entreprise.

Quitter un appartement. Vider les lieux. Décamper. Faire place nette. Débarrasser le plancher.
Inventorier ranger classer trier
Éliminer jeter fourguer
Casser
Brûler
Descendre desceller déclouer décoller dévisser décrocher
Débrancher détacher couper tirer démonter plier couper
Rouler
Empaqueter emballer sangler nouer empiler rassembler entasser ficeler envelopper protéger recouvrir entourer serrer
Enlever porter soulever
Balayer
Fermer
Partir.
(5)


 


 

La vie a passé, les liens se défont, mélancolie.
Un magasin U Express a pris place en face de la Mutualité, haut lieu de concerts et de la contestation politique, désormais privatisée en "espace événementiel de prestige".
La vie du quartier, à l’image de la ville, s’appauvrit et nous dépossède.

Claudine Castel
Jeune Cinéma n°394, mai 2019

1. Georges Perec, Je me souviens, Hachette, 1978.

2. Cf. Carelman, Catalogue d’objets introuvables et cependant indispensables aux personnes telles que acrobates, ajusteurs, amateurs d’art, alpinistes..., Balland, Paris, 1969 ; Livre de poche, 1975 ; Le Cherche midi, 1999 et 2010.

3. Haschich Train de Jean Bigiaoui, Claude Eveno, Lucien Logette & Jacques Sansouhl, inédit et disparu (1966) ; Comment Yukong déplaça les montagnes de Joris Ivens, Marceline Loridan Ivens & Jean Bigiaoui (1976) ; Y a tellement de pays pour aller de Jean Bigiaoui, Claude Hagège & Jacques Sansoulh (1982).

4. Robert Linhart avait pris le chemin de l’usine Citroën ( L’Établi, Éditions de Minuit, 1978). Il fait partie de ceux qui ne s’en sont pas sortis indemnes. Le titre du film de Samuel Bigiaoui fait écho au documentaire de Virginie Linhart, 68, mes parents et moi (2008).

5. Georges Perec, Espèces d’espace, Galilée, 1974.


68, mon père et les clous. Réal, sc, ph : Samuel Bigiaoui ; mont : Saskia Berthod ; son : Raphaël Girardot & Jean-Marc Schick (France, 2017, 84 mn). Documentaire.



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