par Jacques Pelinq
Jeune Cinéma n° 394, mai 2019
Sélection officielle du Festival de Saint Sébastien 2017
Sortie le mercredi 8 mai 2019
La figure du sicario ne cesse de hanter le cinéma colombien.
Dans les années 80 du siècle dernier, deux films majeurs dessinaient le contexte : Gamín (1978), le documentaire de Ciro Durán, décrivait le quotidien de ces enfants des rues en rupture de famille, drogués aux vapeurs d’essence et de colle au néoprène, futurs délinquants pour ceux qui survivraient. Avec Rodrigo D : no futuro (1989), Víctor Gaviria montrait la dérive suicidaire d’un sans-espoir enfermé dans la communauté violente de ses amis.
Puis la réalité se chargeait d’élaborer peu à peu le portrait robot du sicario : casqué, à califourchon derrière l’homme à la moto et fondant sur sa proie qu’il dézingue à bout portant. Avocats, magistrats, journalistes, politiciens, professeurs, malfrats… la liste des victimes est longue et toujours ouverte.
La littérature et le cinéma commencent à s’emparer de cet ange de la mort, soit pour témoigner de son horreur, soit pour en faire un personnage inscrit dans une fiction.
Víctor Gaviria - encore lui - met en scène dans La vendedora de rosas (1998) une galerie de personnages authentiques d’où émerge, entre autres, le jeune Giovanni Quiroz, à la beauté du diable, qui joue son propre rôle. Survivant de la rue de Medellín, il succombe en essayant de voler une voiture alors qu’il devait gagner Madrid pour apprendre le métier d’acteur.
D’autres écrivains et scénaristes exploitent le filon : Gustavo Bolívar Moreno avec Sin tetas no hay paraíso (Sans poitrine, pas de paradis), une telenovela à succès avant de devenir un film) ; Jorge Franco (Rosario Tijeras, 2005, où les filles aussi peuvent faire de jolies sicarias vénéneuses, un film en 2005 puis une série Netflix) ; Oscar Collazos (Morir con papá).
Fernando Vallejo (La virgen de los sicarios,1994) que Barbet Schroeder adapte à l’écran (La Vierge des tueurs, 1999). Vallejo l’enragé va au-delà du stéréotype et fait entrer le sicario dans sa mythologie personnelle. Se mettant en scène lui-même sous les traits d’un vieil homosexuel, il fait du sicario son amant et son allié dans une ronde sanglante où son rire sardonique condamne une société qu’il vomit.
Poli par ces essais successifs, le sicario, réel ou fantasmé, se voit doté d’un profil plus abouti. C’est un adolescent très beau, au corps souvent lardé de coups de couteau, tchatcheur invétéré au discours sommaire et continuellement entrecoupé de mots clés (hijueputa, gonorrea, huevón, marica) tenant lieu de représentation et d’explication du monde. Son petit univers est fait de potes (les parces) fidèles et dévoués, froidement éliminés à la moindre traîtrise. Il se loue à qui veut pour la prostitution ou pour exécuter de sales boulots, sans le moindre sentiment. Il fait ce qu’on lui dit de faire et cultive la haine nécessaire pour ne pas rater la cible au moment d’appuyer sur la détente. La marihuana et l’aguardiente restent ses dopes préférées et les bouges crasseux ses lieux de plaisir. Une exécution réussie est célébrée dans la liesse. Mais souvent il ne reste rien du sicario, abattu à son tour par les porte-flingues de ses employeurs.
Il arrive aussi que le mythe redescende dans la rue, retrouvant la banalité du quotidien.
Héctor Abad Faciolince publie, en 2006, El olvido que seremos (L’Oubli que nous serons) pour faire revivre l’image de son père, universitaire assassiné à Medellín dix-huit ans plus tôt. Daniela Abad, sa fille, prolonge l’essai avec un documentaire en 2015 :
Carta a una sombra (Lettre à une ombre).
En 2017, Laura Mora réalise Matar a Jesús (1) pour essayer de comprendre le mystère de la violence assassine. Universitaire à la parole libre, son père a été exécuté à Medellín quinze ans plus tôt ; elle en avait vingt-deux.
Après avoir réalisé quelques épisodes d’une énième série sur Escobar (Escobar, el patrón del mal, 2012), elle abandonne une voie qu’elle sait ne pas être la sienne. Elle se lance alors dans l’écriture d’un scénario sur la tragédie familiale, mais l’entreprise tourne court et elle repart sur une fiction dont le point de départ, l’exécution du père, est l’unique élément autobiographique.
Paula, son personnage, se lance à la recherche de l’assassin avec l’intention de se faire justice puisque le système policier et judiciaire est amorphe, voire complice (la montre du père a disparu, sans doute volée par les policiers). Ayant découvert le sicario et décidée à le traquer, elle plonge alors dans un univers inconnu où plane une menace permanente et diffuse et dont elle subira elle aussi la violence.
Le film évite le piège du manichéisme en dépassant la confrontation attendue entre le coupable et la justicière. Mora adopte la technique du cinéma-vérité : caméra à l’épaule, elle cerne ses personnages cherchant à comprendre les racines du mal.
Dès lors, le sort individuel importe peu et ce Jesús, qui ressemble fort à quelqu’un qui a déjà été crucifié, ce n’est peut-être plus la peine de le supprimer. D’autres s’en chargeront.
Le constat est froid et ne donne pas lieu à de l’empathie larmoyante et encore moins au pardon. Le geste final de Paula révèle surtout un dépit amer, geste d’impuissance face à un système social qui laisse chacun égal dans l’iniquité générale.
La jeune cinéaste n’a pas peur de se confronter aux clichés inhérents à ce cinéma de genre, avec sa panoplie de personnages et de situations typées. Sa force est de les assumer et de les examiner de l’intérieur, pour mieux les déconstruire et montrer leur effroyable banalité. Le sicario n’est qu’un pauvre type balloté, comme ses victimes, par des forces qui le dépassent.
Il faut de l’habileté pour dérouler une histoire qui ménage le spectacle dans un film qui s’expose comme un exercice personnel destiné à se débarrasser d’un poids intolérable.
Jacques Pelinq
Jeune Cinéma n° 394, mai 2019
1. Matar a Jesús est le premier film de fiction de Laura Mora Ortega, réalisé avec des acteurs non professionnels. Il a été sélectionné et primé dans de nombreux festivals, Seattle, Zurich, Varsovie, Chicago, Carthagène, Le Caire, Panama... Sa série télé Pablo Escobar : El Patrón del Mal (83 épisodes) date de 2012.
Matar a Jesús. Réal, sc : Laura Mora ; sc : Alonso Torres ; mont : Leandro Aste. Int : Natasha Jaramillo, Giovanni Rodríguez, Camilo Escobar (Colombie-Argentine, 2017, 95 mn).