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Petra (2018)
de Jaime Rosales
publié le mercredi 8 mai 2019

par Philippe Roger
Jeune Cinéma n° 394, mai 2019

Sortie le mercredi 8 mai 2019


 


Si l’on est un tant soit peu cinéphile, ce qu’on attend d’un nouveau film est qu’il propose une expérience inédite ; le moins que l’on puisse dire est qu’une majorité de ce qu’on baptise “film” aujourd’hui ne correspond guère à cette attente : petits ou grands, les écrans inondent leur public captif d’une eau fade et tiède, quand l’eau fraîche ou brûlante demeure l’exception. Les films de Jaime Rosales sont précieux parce qu’ils font retrouver, eux, le goût du vrai cinéma, du cinématographe, cette écriture par les images et les sons - Rosales a publié l’an dernier en Espagne un livre admirable dans le genre de celui de Bresson, titré Le Crayon et la caméra ; à quand une édition française ? Chaque nouveau jalon de l’œuvre de ce créateur rare surprend et confirme sa place de premier plan dans le cinéma européen. Son nouveau film s’appelle Petra, du nom du personnage féminin autour duquel tourne cette quête tragique d’identité, qui s’égare dans les pires mensonges avant de se trouver dans un pardon de l’ordre du miracle.


 

À chaque film, Rosales s’invente des contraintes fécondes, des règles du jeu créatrices. Pour Petra, la principale relève de ce qu’il nomme la mise en cadre : chaque scène est filmée en steadicam, donnant le sentiment que l’action est contemplée par un témoin immatériel, "une Présence absolue qui conjuguerait ubiquité et éternité", disions-nous déjà pour Rêve et silence (2012), première occurrence de ce regard de l’ange ici systématisé, Rosales parlant à son sujet de "subjectivité spirituelle absolue". Regard d’un témoin à la fois empathique et distant, évoluant dans une dimension parallèle.


 

Petra conjugue deux tensions, l’une spirituelle (à la Tarkovski, dans cette vision sacrée et l’expérience d’une Nature tombale), l’autre matérielle (à la Hitchcock, dans le jeu avec un récit déstructuré : chapitrés de façon lacunaire, les actes théâtraux empruntent un ordre imprévu qui permet un regard neuf sur les phases du drame).
D’autres contraintes, cette fois imposées de l’extérieur (présence d’une star et d’une musique), deviennent des défis esthétiques admirablement relevés. Ainsi Rosales fait-il dialoguer Marisa Paredes avec un parfait inconnu, non-comédien (Joan Botey), soudain aussi minéral que la tragédienne. Ainsi accepte-t-il pour la première fois, dans son sixième long métrage, qu’une musique vienne ponctuer l’action ; mais c’est pour lui donner un statut inédit : dûs au Danois Kristian Eidnes Andersen, de brefs chœurs a capella surgissent de façon inopinée, comme un chœur antique commentant dans une langue perdue les malheurs indicibles qui se succèdent. On pense au Krzysztof Penderecki de Je t’aime, je t’aime (1968) de Resnais.


 

Petra est un mélodrame expérimental, genre aussi rare que splendide.
Si son écume semble spectaculaire - la famille traversant des situations extrêmes -, elle voile la lame de fond qui en assure la cohérence secrète. Une scène-clef dévoile cette assise puissante, celle des archéologues fouillant une fosse commune de la guerre civile de 1936. Petra a comme sujet caché les impasses d’une hispanité conçue comme malédiction, tentation masculine de l’humiliation de l’autre qui ne mène qu’au néant de l’autodestruction, s’oppose à toute médiation et accable l’histoire du pays jusqu’à nos jours. D’où la présence obsédante, pour la première fois chez Rosales, du motif béant du suicide ; même la mort violente du sculpteur peut être vue comme un suicide à l’antique, par l’intermédiaire d’un esclave. Une fois les hommes entretués, ne demeure pour un finale lumineux que la trinité apaisée des femmes (grand-mère, mère et petite fille) qui se cristallise en une modulation rédemptrice, signe de l’apothéose bienfaisante du féminin en notre monde meurtri.


 

Petra est le grand film de la résonance.
Tout y est écho et reflet. Les coups de fusils présents font écho à ceux passés de la guerre civile. Le film rejoue des scènes d’autres films de Rosales et va jusqu’à reprendre certains de ses acteurs (Alex Brendemülh et Petra Martinez). La caméra double l’action en suivant un parcours autonome, instaurant un feuilletage spatio-temporel. Les deux figures de fils (Lucas et Pau) se redoublent de façon inversée. Au mensonge du père répond celui de la mère. Deux conceptions de l’art s’observent à distance : masculine prédatrice, féminine introspective (Rosales ne s’exonère pas de la part négative, puisqu’il donne au sculpteur machiste et sadique son prénom, Jaume signifiant Jaime en catalan). Une scène capitale entre toutes, celle de la chambre d’hôtel, confronte la pure bonté au mal absolu ; cette scène déterminante du cinéma de Jaime Rosales donne à ressentir et à penser la résonance la plus essentielle de toutes : la vibration temporelle. Le sublime plan vide qui la clôt résonne comme l’écho des présences qui s’en sont absentées ; telle une résurrection discrète, la palpitation de ce qui a été imprègne encore ce qui est. Le cinéma se révèle ici comme le grand art de la persistance des présences défuntes.

Philippe Roger
Jeune Cinéma n° 394, mai 2019


Petra. Réal, sc : Jaime Rosales ; sc : Michel Gaztambide, Clara Roquet ; ph : Hélène Louvart ; mont : Lucia Casal ; mu : Kristian Eidnes Andersen. Int : Barbara Lennie, Alex Brendemühl, Joan Botey, Marisa Paredes, Petra Martinez (Espagne, 2018, 107 mn).



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