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Amelio, Gianni (né en 1945) (e)
Entretien avec Andrée Tournès et Tadeusz Sobolovski (2004)
publié le vendredi 10 octobre 2014

Rencontre de Gianni Amelio
à propos de Le chiavi di casa

Jeune Cinéma n°292 novembre 2004


Notre dernier entretien avec Gianni Amelio remontait à l’époque du Voleur d’enfants. On avait prévu, après quelques précisions sur Les Clés de la maison, de revenir sur Lamerica et Cosi ridevamo, en tentant d’établir une synthèse sur son parcours depuis La fine del gioco.

Mais un ensemble de coïncidences - parmi lesquelles la vision toute récente de Un silence particulier de Stefano Rulli qui traite de sa relation à son fils handicapé - fit que la première question, portant sur sa collaboration au scénario, qui supposait une réponse brève, provoqua une réponse très élaborée.
L’interview s’est mué en confidence, comme il arrive entre interlocuteurs qui se connaissent de longue date, et est resté axé autour de la personnalité de l’acteur et des difficultés du travail au tournage.

A.T.


Gianni Amelio : Pendant le travail d’écriture avec mes deux coscénaristes Stefano Rulli et Petraglia, j’ai eu l’impression que Stefano allait se mettre à l’écart de ce travail sur un sujet comme le mien.
J’ai compris totalement sa manière de rester étranger. L’argument le touchait de trop près. L’impression que j’ai eue, c’est qu’il ne se sentait pas capable de faire son métier de façon sereine, comme d’habitude.
Ce n’est que deux semaines avant le festival que j’ai appris qu’il avait fait un film sur son fils. Je ne sais pas si son projet a été causé par notre travail ou s’il y pensait depuis des années.
Il ne m’a jamais dit : "Gianni, je ne me sens pas capable de faire ce film avec toi, sur cet argument qui me touche". Je n’ai pas vu son film qui n’a rien à voir avec le mien. J’y ai travaillé depuis deux ans avec l’un et l’autre. Rulli était en retrait, c’était son droit de rester en marge, de ne pas participer avec la même intensité que Petraglia.

Tout ce que peux dire c’est que rien dans mon film ne vient de son expérience.
J’ai respecté son silence. Petraglia était seul à parler. Ils ont toujours parlé d’une seule voix, travaillé ensemble sans problème. Ce qui est dit par l’un est pensé par l’autre. Il m’a demandé si je voulais voir son travail. J’ai répondu : "Pas en ce moment". Je dois dire que mon rapport avec Andrea, pendant le travail et depuis, est un rapport père-fils. Andrea a du mal à se détacher de moi. Il a des parents formidables, qui étaient hier soir dans la salle. Mais lui m’a senti comme une sorte de maître, quelqu’un qui lui a ouvert un chemin, qui lui a appris des choses en plus, qui étaient restées mystérieuses.

Jeune Cinéma : Comment ont réagi les parents à la fin du tournage ?

G.A. : Ils ont trouvé Andrea changé, heureusement, il était enfermé en lui-même. Avant, sa relation aux autres était celle qu’il avait à l’école, et surtout en piscine, lors de ses performances de nageur. Il n’avait jamais participé à un travail de groupe. Il a eu le sentiment de quelque chose que nous devions faire ensemble. Il comprend qu’il existe un engagement de toi vers lui et ça lui donne une force, des soucis, des préoccupations, des responsabilités, de l’enthousiasme. D’habitude avec des enfants comme ça, on laisse tout passer, on dit que son destin l’a marqué.

JC : Vous avez découvert le secret des parents de ces enfants ; ces enfants exigent toujours la protection. Est-ce qu’Andrea a "régné" pendant le tournage ?

G.A. : Oui, sans arrêt, tous les jours, et ça a été aussi la source de notre bonheur, autant pour moi que pour toute l’équipe.
Quand nous faisons du cinéma, pendant le tournage, on devient capricieux, on soulève des faux problèmes, autant le metteur en scène que l’actrice, les acteurs, les techniciens. Parce qu’il faut aller vite, parce qu’on est confronté chaque jour à des problèmes différents - tout à coup, quelqu’un exige deux cafés au lieu d’un.

Et chaque matin, quand arrivait Andrea, tout le monde abandonnait ses caprices, et c’est lui qui nous reportait au véritable sens de la vie. On avait des contraintes, et on vivait ces obligations avec joie, on s’abandonnait.
Moi, le réalisateur, j’ai abandonné mes mouvements de caméra, les travellings, le dolby. J’ai choisi une lumière archi légère, on a travaillé dans l’esprit d’un premier film en super 16, pour avoir une équipe très légère et ne garder que les éléments qui étaient au service de l’histoire, du personnage, d’Andrea.
Le problème avec lui, c’est l’absence de mémoire. Recueillir les choses, c’était vraiment dur pour lui. Je donne un exemple ; quand je lui demandais : "S’il te plait, Andrea, il faut que tu tendes le verre à ton père", il donnait le verre à Kim Rossi Stuart et ajoutait : "C’est Gianni qui m’a dit ça". Et moi : "S’il te plait, Andrea, il ne faut pas que tu dises que c’est moi qui te dis ça". Il ne comprend pas ce que c’est que jouer.

La séquence la plus difficile a été celle de la voiture, quand Kim refuse de lui faire conduire la voiture. Moi je lui disais : "Il faut que tu prennes le volant, il faut que tu touches le klaxon, et Kim doit dire violemment : non ! ne fais pas ça". Et lui, là aussi, "C’est Gianni qui me le dit". Il était perdu, parce qu’il ne comprend pas le sens d’une fiction.

À la fin du film, il dit à son père : "Ne pleure pas, pourquoi tu pleures, je suis là".
Mais il a pensé qu’il pleurait vraiment, qu’il n’avait pas fait ce que je lui avais demandé. Si par hasard, vous revoyez le film, regardez cette scène, et vous verrez par deux fois un tout petit moment, un mouvement des yeux vers l’extérieur, c’est moi qu’il cherchait, c’était moi le chef, le détenteur de l’autorité morale et il avait peur que Kim ait des problèmes avec Gianni.

JC. : C’est encore une fois des plans volés ?

G.A. : Oui, mais le film n’est pas un film volé, parce que dans sa vie, il n’a rien de commun avec son personnage.

JC : Quand vous avez abordé le scénario, vous connaissiez déjà Andrea ?

G.A. : J’ai commencé à écrire une histoire sur le sujet sans connaître Andrea, mais j’avais déjà en tête mon personnage.
J’avais refusé de faire le film d’après le livre de Pontiggia, parce que je suis incapable de pénétrer d’une façon violente dans une histoire absolument personnelle.

Parce que le film, quand on adapte un roman, doit prendre ses propres libertés. Littérature et cinéma sont des langages opposés, totalement.
Le livre de Pontiggia était publié et je n’avais pas le droit de modifier ce qu’il raconte. C’est comme si je prenais ton journal intime et que je modifiais des détails. Pontiggia a été d’accord quand je lui ai dit que je voulais toucher un thème proche du sien, mais que l’histoire serait totalement différente. Sa femme, qui a vu le film, m’a dit : "C’est formidable, parce qu’un livre et un film marchent sur deux voies parallèles et sans se superposer". J’ai donc écrit le sujet sans connaître Andrea.

Après, en cherchant mon acteur, j’ai rêvé peut-être de quelqu’un comme Andrea. Car il a apporté l’élément que j’avais en tête, tout en me sentant incapable de trouver. Je veux dire la joie, la force, le regard souriant envers la vie et dans des détails particuliers que seul lui était capable de réaliser.
Je pense à la petite scène dans le tramway quand il parle avec la femme et lui explique la différence entre le football et le volley. C’est une scène réussie, car ce que je lui demandais, c’était ce qu’il pouvait comprendre. Je ne pouvais pas obtenir ce qui était opposé à son caractère.
Dans les scènes qui sortaient un peu de son univers, on a eu des difficultés incroyables. Il y avait des plans que j’ai tournés trente fois, trente-cinq fois, parce qu’il ne pouvait pas retenir ce que je demandais. Par exemple, la scène où il donne à manger à son père.

JC : Vous avez dit dans un entretien quelque chose de très personnel, que vous n’aviez connu votre père que très tard ?

G.A. : Oui. C’est pour ça que j’ai fait beaucoup de films sur les rapports entre père et fils. C’est une question personnelle, mais je parle volontiers de ça, ce n’est pas un secret.
Moi, j’ai connu mon père quand j’avais presque 17 ans. Il ne m’a pas abandonné, il a été forcé de me quitter pour aller travailler. C’était l’Italie de l’après-guerre, et l’émigration n’était pas une émigration interne, ni même celle qui visait l’Allemagne ou la Suisse.
En ce temps-là, on avait le choix entre l’Amérique du Nord si on avait de la chance, l’Australie et l’Argentine. Les 3 A.
Mon père et également mon grand-père sont partis. Celui-là, je ne l’ai jamais connu, parce qu’il est parti très jeune.
Ensuite, mon père et mon oncle sont partis, dans l’intention de retrouver leur père et de le ramener, mais ils sont restés en Argentine.
Ma mère a voulu qu’ils reviennent en Italie, en s’appuyant sur tous les moyens légaux.
Quand je l’ai rencontré, j’avais presque 17 ans et cela, c’est quelque chose qui m’a marqué énormément.
J’ai un bon rapport avec mon propre fils, sa petite fille. Je connais aussi la dureté terrible de la vie que mon père a menée en Argentine et la douleur qui fut la sienne. Il n’est pas parti pour faire un voyage. Il a été contraint de me laisser.
Après, il est possible qu’il ait tout effacé et cela est bien comme ça.

Propos recueillis par Andrée Tournès et Tadeusz Sobolovski  
Venise, septembre 2004
Jeune Cinéma n°292 novembre 2004


Les Clefs de la maison (Le chiavi di casa) : Réal, sc : Gianni Amelio ; sc : G.A. Sandro Petraglia et Stefano Rulli ; ph : Luca Bigazzi ; mus : Franco Piersanti. Int : Kim Rossi Stuart, Andrea Rossi, Charlotte Rampling, Alla Ferovitch, Pierfrancesco Favino (Italie, 2004, 105 mn).



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