par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°77 mars 1974
Sorties les mercredis 30 janvier 1974 et 10 mai 2023
Le dernier film de Louis Malle a comme cadre un village du Lot, dans les derniers mois de la guerre. Comme personnage, un jeune paysan lourdaud, minus, qui n’a d’existence personnelle que son état-civil, "Lacombe Lucien". Comme sujet, son aventure ou plutôt son engluement contradictoire : l’engagement dans la gestapo et une pulsion amoureuse vers une jeune fille juive.
Sur la dernière image s’inscrit : "Lacombe Lucien a été fusillé en octobre 1944". Comme cette image, et celles qui précèdent, constituent un épisode d’amour en apparence libéré et libérateur, cette épitaphe - que l’auteur le veuille ou non - appelle à la compassion du spectateur. Sans justifier cette exécution - inutile parce qu’il aurait fallu exécuter en plus haut-lieu - on refuse de compatir après coup avec un salaud (1). Le père de France, la jeune juive, dit à un moment à Lacombe : "Je ne peux pas parvenir à te détester tout à fait". Beaucoup de nos amis ne sont pas d’accord sur ce film et, peut-être, ont-ils raison, mais nous, nous le détestons tout à fait.
On revendique ici le droit ("manichéen") de penser qu’un salaud est un salaud. Que ce salaud soit un pauvre type, et un con - il se laisse avoir par la gestapo en juin 1944, après le débarquement allié, alors que la présence de la radio dans le film ne le laisse pas oublier -, cela ne change rien à ce sentiment. L’inconscience n’est pas une circonstance atténuante mais une circonstance aggravante. Plus : on ne parvient pas à s’intéresser pendant deux heures à une larve.
On croyait qu’il en était de même de Louis Malle, qui disait, il y a dix ans : "Je veux maintenant mettre les points sur les i". Dans toute son œuvre, un seul personnage pourrait être rapproché de celui-là, c’est le pauvre type interprété par Georges Poujouly dans Ascenseur pour l’échafaud (1958). Mais lui, se place, non pas au centre du récit, plutôt en contrepoint des vrais protagonistes.
On admire trop l’ensemble de l’œuvre de Louis Malle pour lui faire un procès d’intention sur ce seul film, où d’ailleurs, il a investi très peu de lui-même. Il paraît seulement qu’il a manqué sa cible. Mais en avait-il une ?
En y réfléchissant après coup, on pourrait avancer l’hypothèse qu’il voulait montrer comment un Lacombe Lucien compense sa nullité personnelle par le pouvoir exorbitant qui lui est brusquement donné - ce qui est une marque du fascisme, aujourd’hui au Chili, comme hier en France.
Cela ferait du film un avertissement pour le présent en même temps qu’une réflexion sur le passé. Ce n’est qu’un hypothèse. Mais il est vrai qu’elle est confirmée par la manière dont est traité (maltraité) le personnage.
Dès les premières images - il est alors domestique dans un hospice -, on le voit interrompre sa corvée de lessivage sous prétexte d’aller à la fenêtre respirer le printemps, en fait pour abattre gratuitement un oiseau à la fronde.
Plus tard, il traite souvent comme une prise de guerre cette femme juive, appréciée par ses amis plus "évolués" de la gestapo et qu’il possède, lui, le pauvre type qui ne sait ni danser, ni faire la cour. Quand la gestapo emmène le père de France, il retire de la valise des pillards une montre qu’il a donnée à son amie. Rien n’empêche de penser que ce n’est pas par amour, mais pour une récupération rapace de sa part de butin.
Même ensuite, quand il abat l’Allemand, c’est peut-être une vengeance pour une double captation de butin, en tout cas par un réflexe où l’amour n’a pas grand chose à voir, aussi bovin que son engagement dans la gestapo française. Il est vrai aussi que la vermine collabo dans toutes ses variétés - telle qu’elle grouille autour de Lacombe Lucien - n’a jamais été présentée aussi sordide dans aucun film depuis trente ans.
Sur Lacombe Lucien, le "lieutenant Voltaire", qui dans le film, figure la résistance n’a d’ailleurs aucune illusion. Il a été son instituteur, il le connaît, il ne s’arrête pas une minute à ses velléités d’entrer dans le maquis, et continue d’inscrire des chiffres au tableau noir, tout en écartant avec une amabilité distante, sa demande. Le vieux juif lui aussi, malgré un moment d’indulgence, sait à quoi s’en tenir.
Mais le spectateur ?
Pour lui toutes les équivoques sont ouvertes, qui permettent la récupération sentimentale d’un salaud. Pas seulement la rédemption par l’amour, mais aussi celle du sursaut de conscience (le meurtre de l’Allemand et la fuite avec France), ou encore celle de la revanche sociale d’un humilié.
Rien à dire s’il s’agissait seulement d’un "cas", psychologique ou pathologique - et on pense qu’une intelligence aussi exigeante de qualité que celle de Louis Malle aurait difficilement supporté de "se pencher" (comme on dit), tout au long d’un film, sur le cas d’un minus. Mais ce n’est pas notre faute si ce minus est placé "en situation" d’Histoire. On ne peut pas, avec des "cas", faire illusion sur l’Histoire. Si elle paraît absente de ce film, l’Histoire, c’est parce qu’en fait, les Français de 1944 en sont absents.
On ne parle pas des résistants, dont on sait le très petit nombre. Mais tout simplement des écouteurs de la BBC, trop passifs, trop résignés, capables à l’occasion de lâchetés, mais pas sordides. D’autant plus que le sous-prolétaire Lacombe vient du peuple, "le peuple fidèle", comme disait en ce temps François Mauriac, contre son cœur bourgeois, et pour le contraste avec sa bourgeoisie. Certes des Lacombe Lucien, il y en a eu, mais encore une fois, c’était des "cas".
Il fut un temps où il était salubre de balayer un double mensonge : la légende dorée d’une France dressée comme un seul homme contre l’Allemand, et la légende noire du "traitre" à condamner d’un seul mouvement. Alors, à cette heure, vint Hiroshima mon amour, et la pauvre amoureuse de Nevers n’avait rien à voir avec la gestapo française (2).
Mais aujourd’hui, Harris & Sédouy peuvent faire un héros d’un Pierre Boutang, puis nous présenter deux foules, l’une acclamant Pétain et l’autre de Gaulle, et déclarer - plus facile à dire qu’à prouver : "Ce sont les mêmes". Alors que c’est faux (3).
On admire Louis Malle d’avoir, de film en film, remis en question de manière tranquille et radicale, des vérités reçues, ou de nous avoir jeté à la gueule, dans Calcutta (1969) ou dans Humain trop humain (1973) des vérités refusées.
Mais ici ?
Jean Delmas
Jeune Cinéma n°77, mars 1974
1. Jean Delmas était au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA, 1934-1936) et fut résistant de la première heure. À Lille, il a dirigé l’organe clandestin du Front national de la Résistance, Le Nord-Libre. Avec ce mot de "salaud", Jean Delmas se réfère clairement à la pensée sartrienne, ce qui se confirme plus bas, quand il met des guillemets au mot "situation".
2. Hiroshima mon amour de Alain Resnais est sorti en 1959.
3. Pierre Boutang (1916-1998), journaliste maurassien. Il s’agit du film Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls, scénario de André Harris & Alain de Sédouy (1971). L’ORTF refusa de diffuser le film, financé par les télévisions allemandes et suisses. Il fut alors distribué en salles, et resta à l’affiche, à Paris au Saint-Séverin, pendant 87 semaines.
Lacombe Lucien. Réal : Louis Malle ; sc : L.M. & Patrick Modiano ; ph : Tonino Delli Colli ; mont : Suzanne Baron ; mu : Django Reinhardt, André Claveau, Irène de Trébert ; déc : Ghislain Uhry. Int : Pierre Blaise, Aurore Clément, Holger Löwenadler, Therese Giehse, Stéphane Bouy, Loumi Iacobesco, René Bouloc, Pierre Decazes, Jean Rougerie, Cécile Ricard, Jacqueline Staup, Ave Ninchi, Pierre Saintons, Gilberte Rivet, Jacques Rispal, Jean Bousquet (France, 1974, 132 mn).