Rencontre avec Chantal Akerman
À propos de quelques uns de ses films
Jeune Cinéma en ligne directe
Carlotta vient d’éditer un coffret DVD, Chantal Akerman, les années 70, avec Hôtel Monterey, Je, tu, il, elle, Jeanne Dielmann, Les Rendez-vous d’Anna. (1)
Jeune Cinéma : Dans les années 70-80, on avait été frappé par leur caractère expérimental - on redécouvrait alors en France le cinéma d’avant-garde - et par leur contenu féministe. Aujourd’hui, on peut les voir de façon tout à fait différente, et être sensible à d’autres thèmes, comme celui de la frontière, du nomadisme. Dominique Noguez (2) raconte qu’en 1946, Jonas Mekas était à Heidelberg, dans un camp de personnes déplacées. On y parlait toutes les langues. C’est là que lui et son frère ont eu l’idée d’utiliser le langage cinématographique comme lingua franca.
Peut-être y aurait-il un lien entre cinéma expérimental et displaced persons, et que ce serait aussi votre cas ?
Chantal Akerman : Ce sont des questions d’époque. À l’époque, on disait cinéma expérimental, féminisme. Maintenant on va dire personnes déplacées. Moi, je fais ce que je ressens. Je suis tout sauf une intellectuelle, contrairement à ce qu’on pourrait penser. J’adore les intellectuels, ce n’est pas ça. Mais moi, je suis sortie de l’école à 15 ans. Je n’ai pas "d’agenda", comme on dit en anglais. Je vais là où est mon désir… Je fais "what’s driving me", comme on dit, sans savoir trop bien quoi. Ėvidemment, quand on voit les films des années 70 et 80, des années 90 et puis les trois documentaires, il est certain que le thème de l’exil se dégage. Histoire d’Amérique, c’est un film sur l’exil.
J.C. : Mais déjà Hôtel Monterey, non ? Où l’on vient "échouer", comme dans l’hôtel Occidental de Amerika de Kafka. Mais c’est peut-être une vision rétrospective. À l’époque, on avait surtout été sensible à l’angle formel.
C.A. : On m’a souvent taxée de formalisme. Mais là, je me différencie des Américains. Bien sûr, je travaille avec la forme, mais pas que la forme. Hôtel Monterey, c’est ce que vous dites, mais c’est aussi des pauvres gens dans un hôtel. Je sais que c’est ennuyeux de le dire, mais c’est la question du sens. Il y a du sens. Alors que dans Wawelength de Michael Snow, c’est juste une expérience physique et formelle (que j’ai adorée). Ce n’est pas un film qui parle du monde. Au fond, moi, j’ai toujours parlé du monde. Les Rendez-vous d’Anna, c’est un film sur le nomadisme, dans l’espace, dans le temps. Et sexuel.
J.C. : Jeanne Dielmann, c’est une figure borderline : elle est aux confins de la folie.
C.A. : Comme tout le monde. Il faut qu’elle ait ses bornes au cours de la journée. Quand elle a une heure de trop, c’est l’angoisse. Et c’est ça qu’elle veut éviter. Remplir, pour ne pas se laisser submerger par l’angoisse.
J.C. : Sud, c’est la frontière du tolérable.
C.A. : C’est tout le problème de l’autre, de tous les autres. Ma mère m’a dit qu’elle s’était complètement identifiée.
J.C. : À qui ?
C.A. : Vous vous souvenez de cette scène à l’église, quand la sœur de James Bird dit les noms de tous ceux qui restent. Elle s’est identifiée, parce que, elle, elle a survécu aux camps. Mais pas ses parents. Ses parents sont morts. Et alors ce sont ceux qui restent qui souffrent.
J.C. : Parce qu’ils éprouvent un sentiment de culpabilité ?
C.A. : Il ne faut pas toujours parler de culpabilité ! Ils souffrent de la perte des autres. Non, il ne faut pas toujours penser que ceux qui sont revenus des camps se sentent coupables d’être revenus. Ma mère ne se sentait pas coupable. Elle avait assez dégusté, oui. Mais ses parents ne sont pas revenus. Alors on dit que ce sont les vivants qui souffrent, et elle s’est identifiée.
J.C. : Et la grand-mère avec ses petites-filles sur les accoudoirs du rocking-chair ! Comme elle parle bien du passé, avec ces modulations du Sud !
C.A. : J’avais beaucoup plus, mais j’ai dû couper. Je devais faire une heure. L’Amérique reste totalement ségréguée. Bien sûr, moins que quand j’habitais New York en 1971. La 125e rue, c’est là que commence Harlem. C’est tout de même moins délabré, ça s’est même beaucoup amélioré. Bill Clinton a acheté quelque chose à Harlem ! Mais la 125e rue reste une frontière de ségrégation. En même temps, ils disent : "On est chez nous."
J.C. : Dans De l’autre côté, il s’agit d’une frontière délimitant des États.
C.A. : C’est pareil. Il s’agit de frontières mentales, par rapport à l’autre. Ils disent que l’autre vient les polluer. "It’s dirt." C’est sale. C’est ça qui m’a fait faire le film. Parce qu’ils utilisaient le mot : sale. Et j’ai pensé à : Sale Juif ! Que la frontière soit physique ou mentale, c’est le même sujet.
J.C. : Alors D’Est ? Qu’avez-vous pensé quand les frontières se sont ouvertes, quand le Mur est tombé ?
C.A. : Sur D’Est, j’ai écrit un livre autobiographique. (2) Et je parle beaucoup de l’Est. C’est tout écrit ! Il y a tout de même des gens qui s’en sortent. Mais sinon, c’est de la main d’œuvre à bas prix. On y installe une usine. Pour le cinéma, c’est pareil.
J.C. : Vous êtes beaucoup en Israël en ce moment ?
C.A. : Non. Là aussi il y a la frontière. Malheureusement.
J.C. : C’est un mur.
C.A. : Oui. On l’enlèvera quand il n’y aura plus d’attentats. C’est grâce au mur, ou à cause du mur qu’il y a moins d’attentats. Il y avait des attentats tous les quelques mois, puis tous les mois, puis toutes les semaines. Et à un moment donné, c’était tous les jours. Pour édifier leur mur, ils ont dû couper en deux un champ d’oliviers. Vous savez, c’est une guerre, et dans une guerre, on n’a pas trop de sentiments.
Propos recueillis par Nicole Gabriel
Paris, mars 2008.
Entretien inédit. Cf. Nicole Gabriel, "Chantal Akerman d’Est en Ouest : la trilogie D’Est, Sud, De l’autre côté", in Andrea Grunert, éd., L’Écran des frontières, CinémAction n° 137, 2010..
Merci à Iona Wieder (Centre Simone de Beauvoir).
1. Coffret Chantal Akerman. Les années 70, Carlotta, 2008.
2. Dominique Noguez, Trente ans de cinéma expérimental en France (1950-1980), A.R.C.E.F., 1982 ; Éloge du cinéma expérimental, Centre Pompidou, 1979, réédition Paris expérimental, 1999.
3. Chantal Akerman, Une famille à Bruxelles, Paris, Paris, L’Arche, 1998.
* Hôtel Monterey. Réal, sc : Chantal Akerman ; ph : Babette Mangolte ; mont : Geneviève Luciani (Belgique-USA, 1972, 65 mn). Documentaire.
* Je, tu, il, elle. Réal : Chantal Akerman ; sc : C.A & Eric de Kuyper ; ph : Bénédicte Delesalle, Renelde Dupont & Charlotte Szlovak ; mont : Luc Fréché & Geneviève Luciani ; son : Samy Szlingerbaum. Int : Chantal Akeman, Niels Arestrup, Claire Wauthion (Belgique-France, 1974, 82 mn).
* Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Réal, sc : Chantal Akerman ; ph : Babette Mangolte ; mont : Patricia Canino ; son : Alain Marchal ; déc et cost : Philippe Graff. Int : Delphine Seyrig, Henri Storck, Jacques Doniol-Valcroze, Yves Bical, Jan Decorte (France, 1975, 201 mn).
* Les Rendez-vous d’Anna. Réal, sc : Chantal Akerman ; ph : Jean Penzer ; mont :
Francine Sandberg ; son : Henri Morelle. Int : Aurore Clément, Helmut Griem, Magali Noël, Hanns Zischler, Lea Massari, Jean-Pierre Cassel (France, 1978, 120 mn).
* D’Est. Réal, sc : Chantal Akerman ; ph : Bernard Delville & Rémon Fromont ; mont : Claire Atherton & Agnès Bruckert ; mu : Natalia Chakhovskaia & Sonia Wieder-Atherton. Int : Natalia Chakhovskaia (Suisse, 1993, 107 mn). Documentaire.
* Sud. Réal, sc : Chantal Akerman ; ph : Rémon Fromont ; mont : Claire Atherton ; son : Thierry de Halleux (Belgique-Finlande-France, 1999, 71 mn). Documentaire.
* De l’autre côté. Réal, sc : Chantal Akerman ; ph : C.A., Robert Fenz & Rémon Fromont ; mont : Claire Atherton ; son : Éric Lesachet & Pierre Mertens (France, 2002, 103 mn). Documentaire.