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Mauvaise Éducation (la) (2003)
de Pedro Almodóvar
publié le mercredi 19 juin 2019

par René Prédal
Jeune Cinéma n°290, été 2004

Sélection officielle Hors compétition au Festival de Cannes 2004

Sorties les mercredis 12 mai 2004 et 19 juin 2019


 


Sorti une semaine après les attentats terroristes de Madrid et trois jours après les élections perdues par Aznar, le quinzième film de l’auteur européen le plus médiatisé de ce début de troisième millénaire devient, un peu malgré lui, le porte-drapeau culturel de l’Espagne libérale et ravive la hargne de la frange des rétrogrades : récupération ou prémonition ?


 

Les deux sans doute mais, sulfureux à souhait, La Mauvaise Éducation est assez solide pour tenir sur ces deux fronts et faire fort justement "événement".
Toujours, dans l’esthétique de Pedro Almodovar, le trivial y dispute à la beauté. Exacerbé par son goût du mélodrame et de l’excès, son langage est à la fois classique par sa grande lisibilité et post-moderne par le décalage kitsch imprimé à l’usage immodéré de tous les effets cinématographiques : musique symphonique, ralentis, cadrages symboliques, montage choc et autres grosses ficelles.


 

En fait, cette surcharge de faux, d’artifices et de maquillage fait éclater le travestissement des apparences pour toucher à une vérité, certes décalée, mais qui installe un étrange rapport à l’essence des choses et des êtres dans lequel réside la profonde originalité de sa mise en scène. Nourri de détails autobiographiques, ce patchwork de scènes fortes rudement assemblées dans le désordre constitue un complexe récit d’apprentissage de la génération Almodovar. Mais au lieu du miroir attendu, le film s’ouvre sur un mur couvert d’affiches lacérées, de graffitis, bondieuseries, obscénités et signes morbides au gothique gore.


 

Le scénario s’ancre au début des années 80, au sein d’une minorité madrilène branchée en pleine apogée de la Movida historique. Puis le film progresse à l’envers au moyen de deux flash-back. D’abord la décennie 60 à l’intérieur d’un collège religieux sous Franco (répression, étouffoir et pédophilie), puis les années 70 où tout bascule autour de la mort du Caudillo (homo, travello, drogue, vie nocturne).


 


 

En fait, l’enfance des deux gamins a statut documentaire (ce sont les souvenirs formant le début d’une nouvelle, La Visite, que lit le personnage principal), alors que leurs retrouvailles de jeunes gens sont données comme fiction (suite imaginaire du même texte), le tout étant repris enfin par la réflexion du tournage (mise en abyme d’un film dans le film) qu’entreprend, en 1981, Enrique Godel. Mais Almodovar, qui réalisait lui-même son premier long métrage à cette époque couleurs fluo au design agressif de skaï, acrylique et lycra, brouille habilement la chronologie en croisant ces regards de natures diverses pour provoquer des chocs génésiques propres à scruter la part obscure des personnage.


 

Il s’agit de la face noire du cinéma de l’auteur, celle de la chair contrainte et de la pureté dévoyée de Ignacio, l’enfant à la voix d’or, sous l’hypocrisie de la culpabilité et de la honte (La Mauvaise Éducation ou le revers des Choristes ?). De toutes manières, la remontée de l’oubli des amitiés particulières de la jeunesse (Enrique-Ignacio) est salie par les manœuvres de Juan, frère imposteur d’Ignacio, arriviste sans scrupule qui usurpe l’identité de celui qu’il a assassiné, puis par le retour du père Manolo au double visage, celui du Mal absolu et celui du monstre prisonnier de son obsession. Car le dualisme de la structure du film a les couleurs de celui des personnages (transsexualité vécue comme déchirement identitaire) ainsi que du style (schizophrénie du visage du jeune Ignacio littéralement fendu en deux par une coulée de sang) ou de la thématique (bourreau-victime, interdits-transgression, choix de vie antithétiques…).


 

Pour Enrique, le jeune réalisateur dont Almodovar brosse le portrait, l’acte cinématographique est vécu comme une prise de risque (sa liaison avec le faux-frère comédien), comme un travail sur soi de recherche et aussi de curiosité (c’est lui qui emploie le mot) : jusqu’où peut aller l’art ? Le cinéma pour quoi faire ?


 

La réalité est en tout cas toujours plus sordide que la représentation qu’il en donne. Ainsi Ignacio-Zahara, superbe transsexuel égorgé par les prêtres dans une scène magistrale du film dans le film, n’est qu’une épave dépendante des hormones et de l’héroïne mourant d’une overdose pendant que ses tueurs vont voir Thérèse Raquin et La Bête humaine (deux Zola) dans une salle spécialisée en films noirs. Car il y a aussi le cinéma Olympio du village où les garçons connaissent leurs premiers émois sexuels devant les films de Sara Montiel.


 

Quand les cartons de fin, dans un dernier saut temporel, nous apprennent ce que sont devenus les personnages aujourd’hui, il apparaît que Enrique Godel (et Pedro Almodovar) "continue à faire des films avec passion".
C’est le cinéma comme passion et l’existence comme Passion, car profane et sacré sont liés ainsi que vérité et liberté à aller ramasser dans la boue et le stupre.
D’ailleurs, comédien et transsexuel jouent sur un registre identique : prendre le rôle d’un autre, voler son identité, refaire son physique constituent les étapes successives d’une même démarche, et pour certains d’un calvaire, c’est-à-dire, encore, d’une Passion.

René Prédal
Jeune Cinéma n° 290, été 2004


La Mauvaise Éducation (La mala educación). Réal, sc : Pedro Almodovar ; ph : José Luis Alcaine ; mont : José Salcedo. Int : Gael Garcia Bernal, Fele Martinez, Daniel Gimenez-Cacho, Lluis Homar, Francisco Boira (Espagne, 2003, 110 mn).



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