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Julieta (2016)
de Pedro Almodóvar
publié le mercredi 19 juin 2019

par René Prédal
Jeune Cinéma n°374, été 2016

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 2016

Sorties les mercredis 18 mai 2016 et 19 juin 2019


 


L’idée buñuélienne de faire interpréter son héroïne par deux actrices - Emma Suarez est Julieta à 55 ans, Adriana Ugarte à 25 - confère une identité baroque de "femme au portrait" à cette évocation douloureuse d’un destin tragique.


 


 

Transcendant le mélodrame à rebondissements romanesques, cette rupture violente entre deux époques creuse une cassure irréparable, causée par le départ, pour elle inexplicable, de sa fille depuis douze ans. Comment cette jeune femme pétulante et heureuse de la Movida a-t-elle pu devenir cette grise dépressionnaire rongée par la culpabilité des années 2010 ?


 

Par les plongées labyrinthiques de flashs back et d’ellipses, Julieta - gagnée par le vide et la solitude - explore son passé et Almodovar retrouve les couleurs claquantes de son cinéma des années 80. Julieta est un beau film dense, intelligent, plein d’émotions et de sentiments contenus, qui frappe par sa sobriété austère sans la moindre pointe d’humour.

Les lieux de la passion et du désespoir s’échangent, chacun s’en va, s’installe et déménage à plusieurs reprises. Julieta passe, n’habite vraiment nulle part et ne construit rien. La mort rode dans le récit sous forme d’accidents, de maladies, de vieillissement qui interpellent et le fatum du côté sombre de l’esprit méditerranéen distille son angoisse de la perte, de l’absence et des tempêtes, celles de la mer comme des amours. La solaire jeune professeure de lettres classiques à la coiffure punk décrypte avec brio l’Odyssée de Homère, mais bientôt les signes répétitifs et ambigus de son propre destin l’obsèdent.


 

Par deux fois, Almodovar évoque le cinéma de Hitchcock. Dans le train, un homme disparaît (après avoir essayé de lui parler). Il se suicidera tandis qu’elle se donne avec fougue à l’amour torride d’un autre voyageur du wagon-bar. Mais que signifie ce cerf faisant un moment la course avec le train dans une nuit ouatée qui pourrait être un songe, si d’autres voyageurs ne disaient pas l’avoir vu aussi ?


 

Devenue plus tard l’épouse du pêcheur Xoan, l’irrésistible séducteur de l’étrange nuit, Julieta doit subir la présence maléfique de la femme de ménage de son mari (Rossy de Palma), nouvel avatar de Madame Danvers dans Rebecca.
Dès lors le drame se noue.


 

La mer est toujours là, juste de l’autre côté des fenêtres, décor d’abord idyllique puis terrifiant, lors du naufrage qui emporte Xoan alors que le couple commençait à battre de l’aile. Paradoxalement, la catastrophe amène Julieta à devenir étrangère à sa propre vie, chérissant comme il se doit son enfant mais sans s’attacher vraiment à comprendre ses amitiés adolescentes, ses doutes et aspirations de jeune fille.


 


 

La force du film est de nous faire buter avec Julieta sur l’opacité des choses et des gens, de faire naître le malaise face à ces femmes malades (sa mère, détruite par Alzheimer), dans le coma (la première femme de Xoan), plus tard la sculptrice (maîtresse occasionnelle de Xoan vaincue par la sclérose en plaques), mal accompagnées d’hommes fuyants, démissionnaires, toujours prêts à aller retrouver ailleurs ce qu’ils n’ont plus dans leur lit. Julieta elle-même n’est-elle pas fautive ? Elle s’accuse inconsciemment, mais de quoi ?


 

En fait, sa culpabilité obsessionnelle est contagieuse, peut-être même l’a-t-elle transmise à sa fille, vers laquelle elle roule enfin aux côtés d’un compagnon, certes rassurant, mais dont la faiblesse ne saurait être un soutien à sa propre fragilité. Fin ouverte (la voiture franchit un col et découvre un vaste panorama), mais les questions demeurent. Comme dans tout bon film psychologique, on en sait moins à la fin sur Julieta et sa fille qu’au début.

René Prédal
Jeune Cinéma n°374, été 2016


Julieta. Réal, sc : Pedro Almodovar ; ph : Jean-Claude Larrieu ; mont : José Salcedo ; mu : Alberto Iglesia. Int : Emma Suarez, Adriana Ugarte, Daniel Grao, Inma Cuesta, Rosy de Palma (Espagne, 2016, 96 mn).



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