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Mocky, Jean-Pierre (1929-2019) (e) III
Entretien avec Jean-Paul Combe & Philippe Person (2005)
publié le vendredi 9 août 2019

Rencontre avec Jean-Pierre Mocky (1929-2019)
Prétexte : la sortie de Grabuge !

Jeune Cinéma n°298-299, automne 2005


 


Jeune Cinéma : Depuis Le Mari de Léon, film sorti en 1993 et date du dernier entretien que vous avez accordé à Jeune Cinéma, vous avez beaucoup tourné…

Jean-Pierre Mocky : Je n’arrête pas. Seulement, les films se bousculent au portillon et je ne peux pas tous les sortir en même temps. Après Grabuge !, il y aura Le Bénévole qui devrait sortir en novembre. (1) Donc je fabrique des films et je les congèle. Prenez Touristes, oh yes !. C’est un très joli film, mais, malheureusement, le principe était de ne pas faire de dialogue parce que les personnages sont des Hollandais qui ne parlent pas français. Il y a quelques sous-titres. C’est en fait un hommage à Tati. Pour le moment, on n’a pas trouvé le moyen de le sortir. Au départ, on voulait faire une grosse sortie européenne, directement en vidéo, à un million d’exemplaires à deux euros, mais ça n’a pas marché.

J.C. : Pendant cette période, vous avez tourné des courts-métrages, des clips, des pubs, des bonus pour les sorties DVD…

J.-P.M. : J’ai fait un court-métrage sur Nice pour le musée d’Orsay, un autre sur le Festival de Cannes (2). On les voit assez souvent à la télévision mais toujours très tard. J’ai tourné 57 films publicitaires, et des clips pour Dick Rivers, pour Gérard Blanchard. J’en ai tourné un pour Jean-Jacques Goldman qui n’est jamais sorti. Le principe était de faire de la "contre-publicité". C’est une méthode américaine. Au lieu de dire du bien d’un produit, on le casse. Jean-Jacques Goldman était en loques. Il disait qu’il n’avait pas un rond, qu’il était con… Évidemment, son producteur n’a pas voulu qu’on exploite le clip.

J.C. : Comment avez-vous vécu ces douze dernières années ?

J.-P.M. : Écoutez, on a gagné de l’argent. On a vendu presque tous ces films à l’étranger. En fait, mes films sont largement amortis. Ainsi, La Candide Madame Duff a marché en Hollande. L’avantage de la sortie à l’étranger, c’est qu’on ne cherche pas à savoir comment ont été produits les films, s’il s’agit de grosses ou de petites productions. Pour les étrangers, à part les superproductions, tous les films sortis en France se valent. Alors, si le film leur plaît, ils l’achètent. En Espagne, par exemple, mes films sont achetés par un ciné-club de Valence, puis, ensuite, ils passent à Barcelone et à Madrid. Ils ne sont pas achetés très chers, mais grâce à ces petits ruisseaux, j’existe au Venezuela, en Colombie, au Mexique... Au Mexique, il y a une chaîne, genre Arte, qui diffuse en version originale sous-titrée. Avant, il n’y avait que des versions doublées en espagnol et il ne prenait pas mes films parce que le doublage décuplait le prix d’achat. Maintenant, grâce à des chaînes comme celle-là, ou Channel Four en Angleterre, on m’achète mes films un peu partout. Certes pour pas cher, mais, si vous additionnez tout ça, je vends vraiment beaucoup à l’étranger. Pour le Japon et la Corée, je vends directement en vidéo. Aux États-Unis, mes films passent dans les universités, comme Colombus. C’est un petit circuit. Mais, quand ils intéressent, ils sont pris sur une petite chaîne…


 


 

J.C. : Comment expliquez-vous que vous demeuriez le dernier esprit libertaire et que vos "disciples", comme Joël Séria ou Jean Marbœuf, ne tournent plus ?

J.-P.M. : Si vous voulez, la différence qu’il y a entre moi et les libertaires, comme Jean Marbœuf ou Gérard Mordillat, c’est qu’ils n’ont pas le sens des affaires que le Bon Dieu m’a donné. Prenez Jean-Luc Godard, qui est un ami, il me téléphone très souvent pour que je l’aide à monter ses affaires. Le problème de mes contemporains, c’est que leur carrière, contrairement à la mienne, s’est immobilisée. Ils ont fait une dizaine de films, j’en ai tourné cinquante. Ce sont des gens lents, des artistes consciencieux et pointilleux, jamais contents de ce qu’ils font, et qui laissent traîner leurs œuvres pendant des années. Mon ami Jacques Rozier, par exemple, est en train de monter un film qu’il a tourné, il y a cinq ans… Ils ne battent pas assez le fer quand il est chaud et finissent par s’étioler. Ils ont à la fois l’inconvénient d’être des indépendants et de laisser passer beaucoup de temps entre leurs films qui ne sont pas porteurs. Sinon, ce sont des gens de qualité, qui ont leur monde.

J.C. : Est-ce qu’il y a un système Mocky ?

J.-P.M. : Beaucoup de réalisateurs me téléphonent pour savoir comment je fais. Des gens qui m’estiment souvent plus que je ne les estime. L’autre jour, Régis Wargnier m’a appelé en disant que j’avais de la chance, alors que c’est lui qui a tourné des films de 50 millions de dollars. Moi, on ne me l’a jamais proposé. Je me demande comment ils trouvent tout cet argent… Il y a une espèce d’alchimie assez bizarre dans ce métier. On ne se bat pas de la même façon que dans le sport. Moi, je suis le coureur qui court le cent mètres avec deux minutes de retard, mais il faut quand même que je le gagne.

J.C. : Vous n’êtes pas reconnu par les institutions, vous n’allez jamais dans les festivals ?

J.-P.M. : Prenez Cannes. Moi, je n’y vais jamais parce que je ne me présente pas. Mon ami Serge Daney aurait voulu que je le fasse, mais on ne peut pas me comparer avec des mafias, comme Michael Haneke ou Theo Angelopoulos, qui préparent un film comme une bouillabaisse ou un foie gras de canard. Ils fabriquent un film pour Cannes, pendant des jours, avec une armada de gens. Ils ne font pas du cinéma, mais de la politique cinématographique avec tout un entourage de secrétariats, d’attachés de presse et de commissions... Ce travail n’est pas le mien, alors je ne peux pas aller à Cannes.

J.C. : Vous tournez toujours avec une équipe réduite, avec peu de prises, dans l’esprit de la série B…

J.-P.M. : D’abord, j’ai toujours eu de grands techniciens, les meilleurs musiciens, des grands chefs opérateurs, les meilleurs ingénieurs du son… Je discutais récemment avec Gus Van Sant qui me disait qu’il avait tourné Elephant avec treize personnes. Si on appelle équipe réduite les douze personnes nécessaires au film, je travaille effectivement en équipe réduite. Quand j’ai tourné Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, avec Jean-Luc Godard, nous étions sept à table. L’équipe de Orson Welles était en général de quatorze personnes. Mais, même dans mes films "rapides", je donne beaucoup de temps aux chefs opérateurs. Il y a deux sortes de photos, celle dite de "parapluie", où il n’y a pas d’ombres, c’est la plupart des films français et des séries télé, et celle dérivée de l’expressionnisme allemand où il y a de la profondeur, où l’on modèle les visages. Cela prend beaucoup de temps et je leur en laisse toujours pour y parvenir. Quant aux scénaristes, je travaille toujours avec des journalistes. Comme je traite des sujets d’actualité, ils ont des idées, des documents. Ils m’apportent des sujets populaires.


 

J.C. : Vous travaillez souvent avec les mêmes acteurs, "la bande à Mocky", auxquels s’ajoutent des nouveaux venus, souvent des noms connus, comme Charles Berling ou Micheline Presle dans Grabuge !

J.-P.M. : Les grands artistes détestent souvent les rôles qu’on leur donne, à l’image de Gérard Depardieu qui tourne n’importe quoi. Souvent, les acteurs ne trouvent pas de plaisir, un peu comme s’ils baisaient des femmes qu’ils n’aimaient pas. Alors, pour s’évader, ils font du théâtre ou viennent chez moi. Ils se ressourcent en faisant autre chose. Comme Michel Serrault. Plus la chose est différente, plus il est heureux. On lui propose beaucoup de rôles de papys depuis L’Hirondelle, L’Affaire Dominici ou Le Papillon, alors, si je lui fais faire un unijambiste qui se balade cul nu, il sera plus content que de jouer un vieillard aux moustaches blanches avec un enfant. Le comédien est un joueur. Il est comme un chien qui joue avec un os. Il a besoin de ne pas s’endormir toujours dans le même personnage. Si vous regardez André Dussolier ou François Berléand, on dirait des ectoplasmes qui jouent toujours la même chose. Alors, les acteurs sont ravis de tourner avec moi. Par exemple, Micheline Presle. Dans Grabuge !, je lui ai fait jouer une vieille pute de 84 ans. Ça l’a plus amusée que de jouer les Parisiennes !


 

J.C. : Êtes-vous satisfait de votre situation ?

J.-P.M. : Oui, maintenant que j’ai rencontré mon Père Noël et mon gourou : Jérôme Seydoux, le PDG de Pathé. Car tous les artistes de type indépendant ont besoin d’être cornaqués par de grands personnages, sinon ils s’étouffent. Jusqu’à cette rencontre, j’ai connu une longue traversée du désert. À force de faire des films particuliers, je ne les sortais plus qu’au Brady (3) avec parfois l’aide de mes amis des cinémas Action. Ma collaboration avec Pathé a commencé par la sortie de vingt-et-un de mes films en DVD. Grabuge ! est distribué par Pathé, et Jérôme Seydoux a co-produit Le Bénévole. Je suis le fou du roi de Pathé, comme Jean-Luc Godard a été, assez longtemps, celui de Gaumont et de Nicolas Seydoux, le frère de Jérôme. Je suis fier d’être un sous-produit de Pathé. Ainsi, au lieu d’être distribué dans trois salles, j’aurai trente salles pour Grabuge !…


 

J.C. : Justement, Grabuge !…

J.-P.M. : J’ai fait l’adaptation du roman de la Série Noire de Pierre-Alain Mesplède (4) avec André Ruellan. Ce qui nous a intéressés, c’est le thème du roman, celui du trafic odieux des cartes de séjour, trafic quasi officiel. On vend 15 000 euros pièce des cartes de séjour valables cinq ans à de pauvres immigrés. L’enquête est menée par deux losers, un jeune et un vieux, interprétés par Michel Serrault et Charles Berling, qui est pas mal physiquement, mais qui ne plaît pas aux femmes. À la fin, il devient homosexuel. J’ai été intéressé parce que je n’avais jamais traité ce genre de personnage. Michel Serrault, lui, est un policier qui ne baise plus sa femme et lui cherche un amant. C’est un film d’atmosphère, poisseux, parisien, dans la lignée de Quai des Orfèvres, avec des meurtres, qui se déroule dans les milieux hispaniques. J’ai tourné le film entièrement à Paris, entre le 1er et le 31 décembre 2004. Il n’a pas coûté très cher, Pathé l’a déjà vendu à Canal Plus et il est déjà amorti. Qu’il marche ou ne marche pas, il existera.
L’important pour un artiste, c’est de fabriquer des œuvres qui ne coûtent pas d’argent à quelqu’un. S’il a fait une opération blanche, ce n’est pas grave pour lui. Les producteurs, en général, ne croient pas en l’avenir. Ils ne se rendent pas compte que mes films finissent par rapporter de l’argent. Quand un film n’a pas vraiment marché, ils ne s’en occupent plus. Alors, ma force, c’est de pouvoir racheter les négatifs. Je possède trente et un négatifs de mes films qui me rapportent tous un peu.

J.C. : Est-ce que vous tenez compte de la critique ?

J.-P.M. : Je les lis. Dans mon cas, j’ai toujours 50 % de critiques pour et 50 % de critiques contre. Mais c’est très compliqué car ces 50 % ne sont jamais les mêmes. Ils varient selon les films. Et en plus, ça n’a aucune importance. Certains de mes films ont été démolis et ont marché, d’autres ont été encensés et n’ont eu aucun succès. Je n’ai pas de haine envers les critiques. Ils doivent tenir compte de leurs lecteurs et ne peuvent pas les envoyer voir mes films, dont ils n’apprécieront pas le côté amusant. Mais je comprends que certains journaux ne parlent pas de mes films. Le Figaro, par exemple, n’a pas parlé de la sortie de mes films en DVD. Il faut accepter ça parce que, sinon, vous n’êtes plus un auteur maudit.

J.C. : Vous avez publié votre autobiographie, M le Mocky, et, cette année, un roman, Mister Flash. Est-ce une nouvelle voie ? (5)

J.-P.M. : J’écris parce que je m’ennuie quelquefois. J’ai d’abord écrit mon autobiographie pour expliquer ma vie. Dans mon roman, au contraire, le personnage de Flash est un personnage que j’aurais pu être. C’est ma vie jusqu’à douze ans et, après, cela devient celle d’une espèce de Stavisky mâtiné de Citizen Kane qui veut faire du bien. Si je n’avais pas fait de cinéma, j’aurais aimé être un aventurier dans ce genre-là. J’écris actuellement un troisième livre, Fleur de rubis, qui est un scénario que je n’ai pas pu tourner. J’y raconte ma jeunesse à Pigalle, à l’époque de la fermeture des maisons closes. Je connais très bien ce milieu parce qu’à l’époque, j’étais maquereau et que j’avais des filles qui travaillaient pour moi (6). Pour faire le film, il me faudrait 22 millions de dollars. C’est un très gros projet que je veux réaliser avec Jean Reno et Sean Penn. Pour le moment, je n’arrive pas à le monter, alors j’écris cette histoire qui me tient à cœur…

Propos recueillis par Jean-Paul Combe & Philippe Person
Paris, septembre 2005

1. Le Bénévole est sorti en 2007.

2. En réalité, les deux films évoqués - deux courts métrages - remontent à la fin des années 80. Drôle de festival (1985) et Nice Is Nice (1987).

3. Le cinéma Le Brady a ouvert le 25 juin 1956 et a fêté ses 60 ans en 2016. Il s’est spécialisé dans le genre fantastique et films d’horreur. Jean-Pierre Mocky l’avait racheté en 1994 puis revendu en 2011.

4. Pierre-Alain Mesplède, Les Trottoirs de Belgrano, Série Noire n°2393, septembre 1995.

5. Jean-Pierre Mocky, M. le Mocky, Paris, Denoël, 2001 ; Jean-Pierre Mocky, Mister Flash : gentleman gangster, Paris, Flammarion, 2005.
Post scriptum : Jean-Pierre Mocky, Mocky : soit qui mal y pense, Paris, Le Cherche-Midi, 2016.

6. Si Jean-Pierre Mocky est né en 1929 (selon Éric Le Roy), il n’avait pas 18 ans à l’époque. Dans le livre de 2015, Laurent Benyayer & Philippe Sichler, Jean-Pierre Mocky. Une œuvre en solo, il dit être né en 1933 mais il dit aussi avoir passé son bac en 1945 (il aurait donc eu 12 ans). Dans ses mémoires de 2001, il maintient qu’il est né le 6 juillet 1933 et que l’état civil a été modifié. Parfois, aussi, il avoue plutôt 1934.



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