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Déserteur (le) (2018)
de Maxime Giroux
publié le mercredi 21 août 2019

par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle du Festival de Toronto 2018

Sortie le mercredi 21 août 2019


 


Le Déserteur, de nombreux films portent ce titre, sans compter les séries télé et les courts (1). Il y en a même eu une Déserteuse de Louis Feuillade en 1917.
La plupart évoque des désertions classiques de vraies guerres (WWI, WW2, Algérie, Vietnam), mais pas tous, il peut aussi être question de démission ou de dérobade à un destin qui semble écrit. C’est que les fronts de la vie sont multiples, et que les tentations sont grandes de la jouer embusqué, comme on disait en 14-18, d’esquiver, d’abdiquer, voire de renier.


 


 

Philippe, lui, est pessimiste et dans sa tête où subsistent encore les images terribles de l’histoire du monde. Une guerre mondiale - n’importe laquelle à venir -, le chaos, il n’en veut pas. Il quitte Montréal, pour se réfugier là où, normalement, on échappe aux diktats absurdes et aux folies de la société : le désert - le plus proche et le plus beau étant le désert américain.


 

On remarquera, au passage, le subtil contrepoint révélé par Maxime Giroux. Philippe apparaît comme le symétrique des draft-dodger, ces milliers de résistants américains à la guerre du Vietnam qui émigraient au Canada pour éviter la conscription. Sauf que l’échappée canadienne du 20e siècle était faite d’espoirs pacifistes, alors que la fuite américaine du 21e siècle est constituée de désillusion. Les temps ont changé.

Car on ne s’évade plus si facilement d’un système général, où la guerre n’est pas un fait isolé - inéluctable même si déplorable - mais bien un élément constitutif, donc inséparable, d’un ensemble homogène aux lois quasi divines, un capitalisme désormais déchaîné.


 

Fuir la "guerre" au sens précis du terme, pour rejoindre la "paix", son antonyme, - c’est souvent, en fait, rejoindre une autre guerre, larvée et quotidienne, war versus struggle. Les oasis et les îlots de paix ressemblent plus à des mirages ou des utopies, toujours éphémères, et, de toute façon, il faut lutter pour y accéder.


 

C’est ce que va découvrir le petit déserteur naïf, et peut-être aurait-il été plus judicieux, plus riche, de garder le titre original, La Grande Noirceur, comme un écho ironique au (déjà lointain) film de Sorrentino, La Grande Belleza. (2). Mais l’industrie du cinéma n’a aucune raison de se démarquer de l’ambiance dominante, - comment dit-on déjà ? truc-sceptique ? -, pour ne désespérer personne.

Devenu, pour survivre, un sosie de Charlot - le spectacle demeure à la fois la meilleure expression et le meilleur refuge de toutes les dérégulations -, va rencontrer une série d’improbables personnages aux intentions douteuses et aux pratiques menaçantes.


 


 


 

Ce faisant, il va passer d’une soumission hiérarchique à une autre, même dans le désert, la loi demeure la même, celle du plus fort, nulle évasion possible, avec une telle humanité, les grands espaces deviennent des murs.


 

Le grand désert rêvé, rédempteur et propre - celui de Wenders ou de Pasolini, (3) de Lawrence d’Arabie, de Antinéa même, il se révèle être celui du Golgotha, où les dieux vous abandonnent -, sans les avantages de la solitude avec les inconvénients des sales bestioles. "Tu peux crier comme une gonzesse, ça changera rien, personne ne t’entendra".

Maxime Giroux va plus loin. "Nous sommes dans une période de grande tempête. On ne sait pas quand ça arrivera, mais ça arrivera".
"Fais moi rire Chaplin !".


 


 

Ce beau film n’est pas sans évoquer le voyage de Dead Man (4).
Mais alors que Jim Jarmusch ne s’occupait que d’un seul être, un poète, William Blake, et de son bardo (5), Maxime Giroux, à travers la figure double d’un "homme quelconque" travesti, s’occupe d’une civilisation entière qui sombre et pour laquelle, sans qu’elle soit jamais parvenue au nirvana, il n’y aura pas de nouvelle réincarnation.

Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Le Déserteur de Léonide Moguy (1939) ; Le Déserteur de Martin Huberty (2002) ; Le Déserteur de Simon Lavoie (2008) ; Le Déserteur de Xavier Ameller (2013).

2. La grande belleza de Paolo Sorrentino (2013).

3. Théorème de Pier Paolo Pasolini (1968) ; Paris Texas de Wim Wenders (1984).

3. Dead Man de Jim Jarmusch (1995).

4. Le Livre des morts tibétains (Bardo Thödol) décrit le "bardo" ("état intermédiaire" après la mort), la rencontre des avatars et la succession des états de conscience nécessaire pour se débarrasser de sa personnalité antérieure, avant la réincarnation.


Le Déserteur (La Grande Noirceur). Réal : Maxime Giroux ; ph : Sara Mishara ; mont : Mathieu Bouchard-Malo ; mu : Olivier Alary et Johannes Malfatti. Int : Martin Dubreuil, Romain Duris, Reda Kateb, Soko, Mike Calchera, Buddy Duress, Cody Fern, Sarah Gadon, Walter T. Radabagh, Lise Roy, Eden Sela, Luzer Twersky (Canada, 2018, 95 mn).



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