Cette éternité qui nous contemple
À propos d’un plan de L’Aventure de Madame Muir
par Patrick Saffar
Jeune Cinéma n°333-334, automne 2010
Sorties les mercredis 26 mai 1948, 11 septembre 2002, 22 octobre 2014 et 1er février 2023
"Les choses qui m’ont menacé ne m’ont jamais aperçu que de dos ; dès qu’elles verront la face de César, elles s’évanouiront" prétend Louis Calhern dans le Jules César de Joseph L. Mankiewicz / William Shakespeare (1953).
Que l’idée de menace soit liée à la présence prolongée, sur l’écran, d’un personnage vu de dos, nous n’en avons pour preuve que les nombreux films d’horreur qui viennent ainsi nous avertir que quelqu’un rôde à l’orée du plan.
Même si l’idée n’est pas absente du passage qui, dans The Ghost and Mrs. Muir retient ici, il est évident que nous ne sommes pas là dans le domaine de l’effet grossier, mais dans quelque chose de l’ordre du fugace, du subtil qui ressortit à ce qu’on pourrait appeller la "modulation" du plan.
Un léger jump-cut nous en a averti au moment où Mrs. Muir (Gene Tierney) se dirige vers Gull’s Cottage : la jeune veuve est irrésistiblement attirée par cette demeure que Mr. Coombe, l’agent immobilier local, l’a pourtant dissuadée d’aller voir. La découverte des lieux débute par la visite du salon, plongé dans l’obscurité, où se détache pourtant le portrait de l’ancien occupant décédé, le capitaine Gregg. En un seul long plan, la caméra accompagne Lucy Muir, flanquée de Mr. Coombe, dans son exploration de la pièce.
Les deux se dirigent, dans la pénombre, vers le tableau qui, au moment où l’agent immobilier tire les rideaux, peut enfin apparaître en plein jour. Ceci permet également à Lucy de découvrir l’agencement de la pièce : tout en admirant le mobilier, elle (suivie de la caméra) se dirige vers un canapé, disposé devant une baie vitrée à présent dégagée.
Elle poursuit sa conversation avec Mr. Coombe, vers lequel elle tourne son regard.
Puis elle détourne son visage pour contempler ce que la baie laisse apercevoir : un arbre que Lucy qualifie de "hideux", et que l’agent, qui s’est rapproché d’elle, désigne comme étant un "perchoir à singes" (monkey puzzle tree). À cet instant, les deux personnages, qui ont été logiquement "conduits" vers cet arbre qu’ils contemplent, nous tournent le dos. Attitude non naturelle (au regard du spectateur) que Lucy et Mr. Coombe sont venus à adopter le plus naturellement du monde (grâce aux séries de micro-actions que nous venons de décrire). Ce moment, nécessairement bref (environ trois secondes), produit une modulation atmosphérique plutôt fugace, que la suite du plan permettra d’identifier plus sûrement (lorsque Mrs Muir se "heurtera" à une présence invisible).
Pour l’heure, ou plutôt pour les trois secondes qui nous retiennent, il s’agit en quelque sorte d’un léger tremblement de temps qui vient prouver, si besoin est, qu’un travelling à l’arrêt sur des figures immobiles (ce que, vus de dos, sont Lucy et l’agent à cet instant) n’équivaut pas à un plan fixe. Il subsiste, en cette image, quelque chose du mouvant (ne serait-ce que par la présence du vent dans les branches de l’arbre), une vibration des apparences, comme une mince pellicule qui se soulèverait de ce plan "quasi fixe". En nous dérobant, au passage, le visage de nos deux visiteurs, le plan nous fait ressentir le Temps comme dimension sous-jacente de "l’image-mouvement" (1). C’est que, dans le plan classique, le visage est un focalisateur d’identification, un puissant capteur d’énergie.
Mais le temps, absorbé par l’action et, en premier lieu par le visage - nous ne sommes pas encore chez Ingmar Bergman ou Michelangelo Antonioni -, peut remonter à la surface et réapparaître en tant que "pure" durée lorsque, nous tournant le dos, les personnages se voient brièvement dépouillés de leur statut de sujet. Libérée de sa prison de verre, l’eau de la clepsydre peut enfin envahir l’écran. En devenant "objets" d’observation, Mrs. Muir et Mr. Coombe incitent naturellement le spectateur "classique" à trouver le "sujet" nécessaire à son identification. Ce sujet ne peut ici se confondre qu’avec le regard de la caméra posé sur le dos des personnages.
Comment, dès lors, résoudre cette apparente contradiction ?
Comment un plan peut-il se confondre avec une durée "pure" et, en même temps, répondre au "besoin de sujet" qui est celui du spectateur (que ce sujet s’identifie au narrateur ou bien à un personnage) ? C’est la suite du travelling qui va apporter la réponse.
Tout d’abord, il faut redonner leur place aux personnages et, en quelque sorte, briser le charme : "l’effet visage" est si puissant qu’il suffit que, toujours de dos, Mrs Muir et l’agent, en s’adressant la parole, tournent vers nous une partie de leur visage, pour que les deux visiteurs retrouvent leur autonomie de sujet du plan.
De fait, Gene Tierney se retourne ensuite complètement et, tout en affirmant "Je le ferai abattre" (à propos de l’arbre) se dirige vers la caméra. Elle ressent alors une présence invisible, que signalent son arrêt brusque en même temps qu’un accord inquiétant dans le déroulement de la partition de Bernard Herrmann.
À cet instant, nous pouvons deviner qu’il s’agit là d’un esprit qui hante les lieux, ce ghost qu’annonce le titre du film. Nous pouvons même, plus ou moins consciemment, et rétrospectivement, identifier le sujet du plan - dans sa portion "immobile" -, cet observateur invisible qui était situé dans le dos des visiteurs. Nous pouvons dés lors résoudre la contradiction signalée plus haut : cette durée qui, telle un personnage, semble "contempler" les deux importuns n’est autre que l’esprit du capitaine Gregg. Elle n’est autre que l’Éternité.
Ce point de vue supérieur, que "l’œil" de la caméra est susceptible de poser sur les apparences se trouve d’ailleurs être un des grands thèmes de l’œuvre de Joseph Mankiewicz, dans laquelle le "point de vue de l’Éternité" n’est là que pour faire ressortir la vanité de la vie terrestre.
Que l’on songe au "regard" de la statue de Maria Vargas sur les créatures qui, naguère, s’agitaient autour d’elle - The Barefoot Contessa (1954) -, à ces bustes romains qui paraissent contempler les complots tissés autour de la personne de Jules César, ou encore à la fresque qui s’anime à la fin du générique d’ouverture de Cleopatra (1963).
Sous le celluloïd, le marbre.
Patrick Saffar
Jeune Cinéma n°333-334, automne 2010
1. Pour reprendre la fameuse terminologie employée par Gilles Deleuze dans L’Image-mouvement / L’Image-temps.
L’Aventure de Madame Muir (The Ghost and Mrs Muir). Réal : Joseph L. Mankiewicz ; sc : Philippe Dunne, d’après le roman de R.A. Dick ; décors : Thomas Little ; ph. : Charles Lang ; mont : Dorothy Spencer ; mu : Bernard Herrmann. Int : Gene Tierney, Rex Harrison, George Sanders, Edna Best, Nathalie Wood (USA, 1947, 104 mn).