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Incinérateur de cadavres (l’) (1969)
de Juraj Herz
publié le mercredi 20 novembre 2019

par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

Sorties les mercredis 21 juillet 1971 et 20 novembre 2019


Avant tout, il convient de féliciter Malavida, qui, complétant ses éditions DVD par des sorties en salles, nous permet depuis plusieurs années de redécouvrir - et plus souvent de découvrir - une grande partie de la cinématographie tchécoslovaque des années 60. (1)

Découvrir, car si le quatuor Milos Forman-Jiri Menzel-Ivan Passer-Vera Chytilova a connu le succès dès cette époque - un succès strictement limité aux spectateurs Art & Essai -, le reste de la troupe, pourtant nombreuse et talentueuse, demeura dans l’ombre. Jan Nemec (Les Diamants de la nuit), Vojciech Jasny (Un jour, un chat), Jaromil Jires (Le Premier Cri), Evald Schorm (Du courage pour chaque jour) ne furent distribués que dans les ciné-clubs de la Fédération Jean-Vigo, tout comme le film-manifeste de cette génération, Les Petites Perles au fond de l’eau, signé Chytilova, Jires, Menzel, Nemec & Schorm). (2)

Occultation dommageable, car, au cœur de cette décennie prodigieuse qui vit éclore tant de Nouvelles Vagues, celles venues de Prague (la Tchèque) et de Bratislava (la Slovaque) étaient les plus étonnantes. Curieusement, seule la première nous parvint immédiatement ; la seconde, c’est grâce aux DVD édités par Malavida ces dernières années qu’on a pu l’apprécier, et que les films de Juraj Jakubisko, Martin Sulik, Stefan Uher ou Peter Solan, également réalisés avant la fin de la Révolution de velours, ont pu enfin prendre leur véritable dimension, pas moins intéressante.

Juraj Herz, quoique slovaque, a tourné ses films à Prague, dans les studios de Barrandov. Si son nom ne figure pas avec ceux de Forman et Cie, c’est parce qu’il a commencé plus tard que ses collègues, en 1967. L’Incinérateur de cadavres fut même l’ultime film réalisé avant l’intervention armée d’août 1968, le chef-opérateur utilisant la pellicule destinée à la fin du tournage pour filmer l’invasion des troupes soviétiques - images définitivement historiques et vues partout depuis. Terminé à la fin de l’année, L’Incinérateur échappa au placard que connurent bien des titres après la "normalisation" et eut même une sortie française, assez tardive, saluée par les quelques revues qui comptaient, Cinéma 71, Image et Son, Positif et, bien entendu, Jeune Cinéma.

C’était l’époque où Le Nouvel Observateur pouvait faire une page sur un film exploité en VO dans une seule salle : Le sujet du film et sa date de vision le firent considérer par Jean-Louis Bory comme un témoignage de l’intérieur sur la Tchécoslovaquie sous la botte soviétique, ce qu’il n’était évidemment pas.
En réalité, le film apparaît aujourd’hui, hors de tout contexte politique précis, comme un cauchemar, plus proche de l’expressionnisme que de la tradition tchèque, comme le remarquait Jean Delmas même si on peut le rapprocher (cadrages et montage) du moyen métrage de Pavel Juracek & Jan Schmidt, Joseph K. (1963), et de son sublime noir & blanc hiératique. (3)

Un cauchemar sans merci, mu par la logique propre au héros, Kopfrkingl, bureaucrate suffisant - il est responsable de l’incinération au crématorium municipal -, petit-bourgeois bien-pensant fasciné par le Livre des morts tibétain (4) et qui se rêve Rimpotché, incarnation du futur dalaï-lama. Prêchant la purification par les flammes, il ne cherche qu’à améliorer l’efficacité des techniques de crémation pour obtenir un meilleur rendement, rêvant de fours démesurés capables de traiter les cadavres collectivement et non plus petitement, à l’unité.

L’action se déroulant dans la seconde partie des années 30, le rapprochement avec la solution finale est évident, d’une évidence qui paraîtrait trop appliquée si Juraj Herz n’était parvenu à éviter la lourdeur démonstrative. Une folie parfaitement ordonnée, sans pathos, machinerie célibataire qui, une fois lancée, n’obéit qu’à son seul mouvement.

Le portrait du personnage, construit par petites touches - quelques gestes répétés, un coup de peigne furtif sur ses cheveux pourtant figés par la brillantine, une caresse sur la tête de ses enfants, une façon de qualifier son épouse de "ma sublime" ou "mon aimée", l’onctuosité de ses comportements -, est rapidement terrifiant, d’autant que rien autour de lui ne vient rétablir l’équilibre. Sa femme, mutique, à la fois amoureuse (apparemment) et terrorisée, ses enfants, un adolescent fragile, admirateur d’un boxeur de son âge, une adolescente ingrate mais la seule de la famille à n’être pas transparente : l’espace privé est un royaume qu’il régit avec la même roideur doucereuse (jamais il n’élève la voix, tous ses propos sont emplis de tendresse) que son empire quotidien de défunts.

Un bloc. Mais un bloc meuble : il est aussitôt convaincu, lorsque son ancien camarade de l’armée d’Autriche en 1914 lui raconte qu’un immense espoir est né à l’Ouest et que Hitler saura redonner aux patriotes, n’auraient-ils qu’une seule goutte de vrai sang allemand, honneur et dignité. À condition, bien sûr, de purger le pays de tous ceux, Juifs ou enjuivés, qui ne pensent qu’à l’abaisser.
La mécanique logique déréglée fonctionnera pleinement : Kopfrkingl va se débarrasser des employés juifs ou qu’il soupçonne de l’être et de tout ce qui est impur dans son entourage. Puisque son ami lui affirme que sa belle-mère était au quart juive, il supprime l’épouse maudite en la pendant et expédie son fils ad patres d’un coup de barre de fer - mais rate sa fille, moins pataude, et qui parvient à s’enfuir. Qu’importe : le dignitaire du Parti, dans l’ultime scène, lui assure qu’il s’occupera d’elle. Et que d’autres tâches l’attendent, pour le bien de la nation et de l’humanité tout entière. Comme dit Kopfrkingl, face caméra, avant de rejoindre la Lhassa de son rêve : "Je vous sauverai tous."

Il est difficile de trouver un film aussi totalement, désespérément, macabre. Aucune lueur ne brille au bout du tunnel, rien à voir avec Le Tunnel des bienheureux de Jérôme Bosch que l’on aperçoit un court instant, tous les personnages porteurs du Mal triomphent, tous les innocents sont perdants.

Le délire organisé de Kopfrkingl est du même type que celui de Rudolf Lang, dans La mort est mon métier de Robert Merle : scientifique, et sans autre conscience que la satisfaction de l’œuvre bien accomplie. Sans doute le roman originel de Ladislav Fuks jouait-il sur le même registre. Il n’empêche qu’il fallait oser tourner un tel chant funèbre - comme Theodor Kotulla réalisant, en 1977, La mort est mon métier - en trouvant la juste partition, sans excès ni complaisance. (5)

Si Juraj Herz y est parvenu, c’est par la construction à la première personne, qui permet de suivre chaque évolution du héros, et par la beauté visuelle recherchée, et obtenue : pas un plan qui ne soit remarquable, pas une scène qui ne soit composée et cadrée au rasoir, pas une séquence qui n’éveille le malaise. Il faut reconnaître que l’interprétation de Rudolf Hrusinsky y est pour beaucoup. Juraj Herz déclare, avec raison, qu’il fut "absolument génial" - malgré ses 203 titres répertoriés par IMDB, on ne le connaît ici que par les quelques films tournés ensuite avec Jiri Menzel, Alouettes, le fil à la patte (1969) et Mon cher petit village (1985).

L’Incinérateur de cadavres demeure le seul titre de Juraj Herz distribué, quelques autres - La Belle et la Bête (1978), Le Neuvième Cœur (1979) - n’étant passés qu’en festivals.
Quant aux deux téléfilms tournés en 1996, Maigret tend un piège et La Tête d’un homme, à l’époque où Bruno Cremer s’exterritorialisait, notre souvenir en est banal. On souhaiterait en découvrir plus - mais Malavida va certainement s’en occuper.

Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Malavida DVD.

2. Les Diamants de la nuit (Démanty noci, 1964) de Jan Němec (1936-2016) ; Un jour un chat (Až přijde kocour, 1963) de Vojtěch Jasný (1925-2019) ; Le Premier Cri (Křik, 1964) de Jaromil Jireš (1935-2001) ; Du courage pour chaque jour (Každý den odvahu, 1964) de Evald Schorm (1931-1988) ; Les Petites Perles au fond de l’eau (Perlicky na dne, 1965) de Věra Chytilová (1929-2014), Jaromil Jireš, Jan Němec, Evald Schorm et Jiří Menzel (né en 1938).

3. Cf. Jean Delmas in Jeune Cinéma n°57, automne 1971. Joseph Kilian (Postava k podpírání) de Pavel Jurácek & Jan Schmidt (1963), est un court métrage surréaliste de 25 mn, inspiré de Jaroslav Hasek et de Franz Kafka. Il n’est jamais sorti en salles et on n’a pu le voir que dans les ciné-clubs. Il a été interdit après l’invasion soviétique de 1968.

4. Walter Yeeling Evans-Wentz & Lama Kazi Dawa Samdup, Bardo Thödol, traduction de quatre textes du bouddhisme tibétain, introduction sir John Woodroffe, Jesus College d’Oxford, 1927. Le Livre des morts tibétain, traduction de Marguerite La Fuente, préface de Jacques Bacot, postface de sir John Woodroffe, Éditions A. Maisonneuve, Paris, 1933.
Le commentaire de Carl Gustav Jung, écrit en 1939, ne figure pas dans la réédition de 1965 : Le Livre des morts tibétain ou les expériences d’après la mort , Paris, Adrien-Maisonneuve, 1965.
Le Bardo Thödol accompagnait tous les voyageurs des années 60 tentés par l’aventure bouddhiste. L’ouvrage de Timothy Leary, Ralph Metzner & Richard Alpert, The Psychedelic Experience (1964) s’y réfère explicitement.

Sur les Livres des morts en général, et le tibétain en particulier, cf. Bertrand Gervais, "C’est d’avoir échoué que d’être en vie, ou l’invention d’un livre des morts", in Religiologiques, 23, printemps 2001.

5. Robert Merle, La mort est mon métier, Paris, Gallimard, 1952 ; Ladislav Fuks, Spalovač mrtvol, Prague, Československý spisovatel, 1967. L’Incinérateur de cadavres, traduction de Barthélemy Müller, L’Engouletemps, 2004.

Cf. Entretien avec Theodor Kotulla (1978).


L’Incinérateur de cadavres (Spalovac mrtvol). Réal : Juraj Herz ; sc : Juraj Herz, Ladislas Fuks, d’après son roman ; ph : Stanislav Milota ; mont : Jaromir Janacek ; mu : Zdenek Liska. Int : Rudolf Hyunisnky, Vlasta Chramostova, Jana Stehnova, Milos Vognic (Tchécoslovaquie, 1969, 99 mn).



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