home > Films > Pianiste (le) (2002)
Pianiste (le) (2002)
de Roman Polanski
publié le lundi 23 novembre 2015

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°278, octobre-novembre 2002

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 2002.
Palme d’or.
Oscar du meilleur acteur 2003 pour Adrian Brody

Sortie le mercredi 25 septembre 2002


 


En réalisant Le Pianiste, Roman Polanski aborde une part secrète de lui-même, le souvenir d’enfance du ghetto de Cracovie. On sait que le projet lui tenait à cœur, et que, comme pour Louis Malle avec Au revoir les enfants, (1) il lui fallut attendre pour le mener à bien. Les moyens et le style mis en œuvre ne sont certes pas les mêmes, mais au cœur, il y a le même besoin de revenir sur un moment fondateur.


 

Roman Polanski passe par le truchement du livre de Wladislaw Szpilman et semble établir une mise à distance, ce qui a pu faire dire à certains que Le Pianiste était son film le moins personnel. Il ne faut pourtant pas chercher très loin pour sentir combien la tension qui parcourt le film affleure dans chacun des plans. Le refus du pathos ne signifie en rien une mise à l’épreuve de l’émotion du souvenir.

Dans le parcours de Szpilman, on sent au delà du besoin essentiel de survivre, le regard transi de l’horreur. La force de ce double regard, celui de l’écrivain et celui de Polanski, provient d’une mise à l’écart. Le pianiste est arraché à l’histoire, celle de sa famille, celle de la communauté, la sienne propre.


 


 


 

Cette forme d’anéantissement d’un homme éclaire le drame collectif qui n’en prend alors que plus de sens. Un sens qui ne passe jamais par le discours, la parole, elle aussi s’anéantit au fur et à mesure que le film avance, mais par la nature de la perception du monde dans lequel évolue Szpilman. Ainsi le soulèvement du ghetto de Varsovie ne peut-il être perçu que par la place qu’occupe le personnage juste à la marge. Il en va de même pour tous les événements importants, ce qui permet à Polanski de suggérer plus que de montrer et cependant de glacer le spectateur.


 


 

Ce que vit Szpilman est un rétrécissement inexorable de son espace. De cache en cache, il perd tout ce qui le rattache à la condition humaine. La faim, le froid, la peur en font un être réduit à des réflexes de survie. Le moment où il est mis à l’abri dans un appartement avec un piano devient terrible car il ne peut que promener ses doigts au dessus du clavier pour ne pas signaler sa présence. On perçoit combien cette focalisation sur un personnage permet à Polanski de rendre sensible non seulement la tragédie d’un homme mais aussi celle de tous les Juifs.


 

Ce regard presque clinique est sans concession. Les salauds ne sont pas d’un seul bord, la réalité humaine beaucoup trop complexe pour ne pas montrer combien, dans ce contexte, l’absurde devient la règle, du SS qui tue pour le plaisir aux résistants qui s’attaquent à l’hôpital allemand. Tout point de vue moral serait alors presque obscène, tant ce qui est en jeu dans Le Pianiste, c’est justement la perte de tout ce qui rattache à l’humain.


 


 

Lorsque Szpilman peut enfin sortir de sa cache, il découvre la ville en ruines. La caméra s’élève au dessus des restes d’un mur, le champ de vision du héros peut enfin s’élargir, mais ce qu’il voit alors renvoie à ce qu’il a vécu lui-même, une extermination.


 

Tout en racontant le destin d’un homme, Roman Polanski pose la question centrale du regard. Comment un cinéaste peut-il affronter ce que certains ont définitivement classé comme non-montrable ? Il a choisi de représenter ce réel enfoui en lui à travers les yeux d’un autre. Le témoignage écrit de Szpilman devient matière visuelle, une matière travaillée par l’œil de l’acteur en même temps que par l’œil de la caméra.


 

Du coup, c’est notre regard de spectateur qui s’en trouve affecté. À aucun moment, nous ne sommes voyeurs, car ce que notre œil reçoit met constamment en jeu notre conscience, et par là-même, notre statut de spectateur. On ne peut sortir indemne du Pianiste.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°278, octobre-novembre 2002

1. Louis Malle (1932-1995) a réalisé Au revoir les enfants, en 1986. Le film est une fiction à partir d’éléments auto-biographiques, l’histoire, vue par un collégien, d’un prêtre résistant qui a caché des enfants juifs dans le collège qu’il dirigeait.


Le Pianiste (The Pianist). Réal : Roman Polanski ; sc : Ronald Harwood, d’après l’œuvre de Władysław Szpilman ; ph : Paweł Edelman ; mont : Hervé de Luze ; mu : Wojciech Kilar ; déc : Allan Starski ; cost : Anna B. Sheppard. Int : Adrien Brody, Thomas Kretschmann, Frank Finlay, Maureen Lipman, Emilia Fox, Ed Stoppard, Ronan Vibert, Michał Żebrowski, Richard Ridings, Daniel Caltagirone, Valentine Pelka, Zbigniew Zamachowski, Popeck, Julia Rayner (France-Royaume-Uni-Allemagne-Pologne, 2002, 144 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts