Lubitsch, toujours
à propos de So this is Paris ou Les Surprises de la TSF
par Vincent Dupré
Jeune Cinéma n°342-343 décembre 2011-janvier 2012
Pas de bonne comédie sans bonne scène d’ouverture, qui en signale et l’esprit et la méthode - disons carrément la tactique, le genre comique étant celui où la part de calcul est la plus forte.
Celle de So This Is Paris, insolite et moderne pour l’époque, tend à ratifier ce truisme : sans qu’on sache pour quel motif, un cheikh, pris d’une rage folle, poignarde sa bien-aimée.
L’étonnement, pour le spectateur, est double : l’action ne se déroule pas, comme le titre en fait la promesse, à Paris, et, en lieu et place d’une ouverture de vaudeville (signé Meilhac et Halévy), nous découvrons le climax d’un mauvais mélodrame oriental.
Lubitsch nous prend par surprise, mais ne nous laisse pas longtemps perplexes : sa caméra panote à gauche pour révéler la présence d’un pianiste qui, jusqu’alors, œuvrait en hors-champ. Ce sont donc des acteurs amateurs qui répètent une scène, tout s’explique, y compris le jeu ampoulé et les costumes de pacotille.
En une poignée de plans, le thème, tout en réversibilité, est posé : le jeu de l’amour, l’amour du jeu.
Cet incipit est bien plus qu’une feinte : c’est aussi un délice d’ironie autoréférentielle (l’air de rien, Lubitsch y liquide, par la raillerie, ses propres kitscheries orientalistes, Les Yeux de la momie, Sumurun, La Femme du Pharaon) et de mise en abyme amusée (le pianiste figure et dédouble à l’écran celui qui, en 1926, officiait dans la salle) (1).
Comme dans d’autres films de Lubitsch, antérieurs (La Poupée) ou postérieurs (To Be or Not to Be), le spectacle s’amorce ici en dénonçant, pour mieux l’assumer et la revendiquer, sa part de supercherie par un effet de distanciation qui instaure un autre régime fictionnel, fondé non plus sur l’illusion mais sur la connivence.
Le spectateur n’est pas abusé, mais invité d’emblée à entrer activement dans le jeu. Jusqu’à son terme, il sera le complice et non la dupe de la fable.
Ce ludisme lubitschien - on comprend que je désigne à la légère un art suprême de l’interactivité -, So This Is Paris nous l’offre dans sa phase finissante, qui est une phase de sophistication.
Dernier des cinq films que le cinéaste produit et réalise pour le compte de la Warner, entre 1923 et 1926 dans des conditions de création exceptionnelles, il en synthétise les recherches stylistiques, qui toutes tendent vers l’épure - sans l’atteindre encore totalement.
L’expressionnisme des fresques historiques et des comédies allemandes y survit encore, tandis que l’art allusif des grandes comédies à venir s’y expérimente.
Les résidus : un érotisme encore explicite (le buste dénudé du cheikh offert au regard de sa voisine), des effets de mise en scène marqués (la vision subjective déformée par l’alcool), et même des trucages (le personnage qui rapetisse ou avale sa canne), un onirisme diffus enfin.
Les germes : une recherche de rigueur dans la conduite du récit, structuré par une subtile symétrie des espaces et des situations, un traitement plus intimiste des scènes de couple (So This Is Paris est pour l’essentiel un film de chambre), une valeur dramatique et symbolique dévolue aux objets.
Symptôme de ce raffinement stylistique : Lubitsch bride son film, et le fait se dérober pour partie à la dynamique burlesque que sa mécanique de vaudeville semble programmer.
Frappant est ici le refus d’accélérer, et rusé l’art de tirer de ce refus même des effets comiques : plusieurs scènes - l’outrage à agent, le jeter de fleurs, les adieux répétés de l’amant - sont ainsi étirées jusqu’à l’absurde. Le seul moment d’emballement est celui, en toute logique, du bal, mais il est moins affaire d’action que de rythme pur. À l’image des danseurs et des musiciens en transe, le film s’affole, s’enivre, mais fait du sur-place.
On peut, comme Michael Henry (2) voir dans So This Is Paris, et les autres films de la période Warner, un moment crucial du cinéma lubitschien, qui le voit basculer d’un cinéma de l’hyperbole à un cinéma de la litote, à condition de ne pas confondre ce moment avec un progrès (à ce niveau de génie, le mot n’a plus aucun sens), à condition aussi de ne pas en faire une fracture franche.
La manière de Lubitsch, en passant d’une supposée trivialité expressionniste (3) au genre délicat de la comédie de mœurs, ne se contredit pas d’un pays à l’autre mais évolue progressivement, sans solution de continuité, à l’intérieur même des films.
C’est bien dans cette courte période, dont So This Is Paris constitue l’aboutissement chronologique autant qu’artistique, que la fameuse Lubitsch touch se forge, mais sans se figer (elle connaîtra d’autres occurrences et développements), dans le feu d’une créativité sans entrave, intense et constante.
Vincent Dupré
Jeune Cinéma n°342-343 décembre 2011-janvier 2012
1. La séquence prégénérique de La Party de Blake Edwards procèdera selon un subterfuge similaire de diversion générique (par la voie, là aussi, d’un genre exotique) et de rupture de l’illusion (déréglée par un effet de répétition).
2. Michael Henry, "Ernst Lubitsch et les séductions de l’hédonisme", Positif n° 595, septembre 2010, p. 86.
3. Brecht écrivait en 1926 : "L’expressionnisme, c’est la grossièreté du trait", in Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 42.
So This Is Paris (Les Surprises de la TSF). Réal : Ernst Lubitsch ; sc : Hans Kraly, d’après Réveillon de Henri Meilhac & Ludovic Halévy ; ph : John Mescall. Int : Monte Blue, Patsy Ruth Miller, André Béranger, Max Barwin (USA, 1926, 70 mn).