par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°394, mai 2019
Sélection officielle Un certain regard au Festival de Cannes 2019
Sortie le mercredi 5 février 2020
C’est l’histoire de Samia, très enceinte, qui erre dans les rues d’une petite ville marocaine, à la recherche d’un job et d’un abri pour dormir. De porte en porte, personne ne se risque à l’accueillir. C’est aussi l’histoire de Warda, une petite fille joyeuse, qui lui sourit, et de sa mère, la boulangère veuve Abla, qui, après lui avoir fermé sa porte, se sent coupable et l’accueille "juste pour la nuit". (1)
Dans la maison, entre les deux femmes et avec la petite fille pour go-between, c’est d’abord l’histoire d’un potlatch sans escalade (2). Le premier don, l’hospitalité de Abla, même éphémère, doit entraîner un retour de Samia, dont l’acceptation est, en soi, un cadeau. Mais les dons et contre-dons sont des chaînes. Et longtemps, Abla, raidie dans sa solitude, refuse les mercis de Samia.
Puis, pendant les derniers jours avant l’accouchement, va se jouer toute la grande histoire des sous-sols de l’humanité, là où se fabrique le vivant, où il se reproduit et où, surtout, il doit s’apprendre. Rien de moins instinctif que la nourriture, les sens ou la maternité dans tous ses états, la possession et la nécessaire dépossession, tôt ou tard. Rien de moins naturel qu’un corps humain souffrant, dont le réflexe de conservation abolit toute émotion comme tout lâcher-prise.
Au long du film, s’installe une sorte de dialogue muet et inhibé entre les deux femmes, fait de gestes et de regards, tout un travail âpre de création d’un lien entre ces deux "parias", d’une entraide nécessaire à leur survie : le premier accueil d’une nuit, le contre-don qui ne se refuse pas (les rziza qui se vendent mieux encore que les msemen et les fekkas), le nouvel accueil argumenté ("tu ne vas pas accoucher dans la rue, tu partiras après"), les enseignements mutuels grâce à la musique et la parole.
Entre Samia et Abla, c’est l’histoire d’une naissance et d’une renaissance, c’est l’apprentissage des libérations qui doivent passer par l’abandon, le deuil, le renoncement. Ce qui fait la grandeur de ce "petit" film - trois fois rien, la vie quotidienne d’un mini gynécée -, c’est la simplicité apparente d’une histoire courte et lente - un presque huis clos à trois personnages, peu de paroles, un seul événement, - qui présente, à la fois, un constant suspense et un propos d’une richesse exceptionnelle, le fil rouge de la vie à la mort, et retour.
Cela tient à la solidité d’un scénario dégraissé, pour sa première fiction, Maryam Touzani sait exactement ce qu’elle veut raconter, et ne s’en laisse détourner à aucun carrefour, alors que les tentations de digressions sont nombreuses.
Cela tient aussi à son sens du rythme, chaque image qui dure, chez elle, a son sens et sa profondeur, son exacte nécessité. Cela tient enfin aux images de cette vie triviale représentée sans aucun esthétisme référentiel, alors même qu’on ne peut éviter de souvent penser à Vermeer. Quant aux dernières images, celles de Samia avec son nouveau-né, elles ne peuvent manquer d’évoquer l’image bergmanienne mythique de la servante berçant la mourante (3).
Ce qui fait surtout la beauté de ce film sans pareil, c’est son féminisme éclatant, sans qu’aucune "faute" masculine n’apparaisse. (4) Seule la société est en cause, sans violence et en arrière plan discret.
La ville, vue de loin ou de haut, de l’intérieur de la mini boutique ou de la terrasse, est paisible. Dans les rues, où les trois héroïnes s’immergent parfois, d’autres femmes surgissent, la vieille pittoresque, les jeunes filles modernes, quelques mégères, elles sont des silhouettes sœurs. Pourtant, l’agitation, les bruits, les passants, tout semble potentiellement dangereux aux spectateurs, et un instant se profile même le thriller.
Avec deux minuscules répliques, un instant, se profile aussi le politique.
Samia découvre la farine coupée de l’usine. Elle murmure : "Toutes les femmes du quartier devraient manifester devant l’usine, qu’ils arrêtent de nous prendre pour des idiotes". Ou bien Abla, dénouée, raconte la mort de son mari. "La mort n’appartient pas aux femmes", dit-elle. "Peu de choses nous appartiennent vraiment", répond Samia.
En fait, tout dans Adam - la boulangère, l’étrangère, les passants, les échanges, aussi bien que la pâte à pain, le chant (5) ou la toilette, le fil des jours, tout, au même titre que la naissance, parvient au statut de parabole. Les trois hommes réels qui passent, le mari mort et l’amoureux de Abla, comme l’artisan qui invite Samia à s’asseoir, sont adorables.
Le quatrième, celui du titre, l’enfant, s’appellera Adam. Le nom du premier humain, dont on veut croire qu’il est sans mère. (6)
Maryam Touzani, elle, lui construit un matriarcat primordial.
Ce qui devrait pouvoir l’aider, ce petit homme, ce petit d’Homme, à tout réinventer.
Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n°394, mai 2019
* Ne pas confondre avec Adam de Max Mayer (2009).
1. Samia (Nisrin Erradi) a fait la couverture de Jeune Cinéma papier n°394 de mai 2019.
Abla (Lubna Azabal) fait le Journal 2020 de la rubrique "Au fil du temps" en Une du site de Jeune Cinéma.
2. Le potlatch, décrit notamment par Marcel Mauss, implique un don, suivi d’un contre-don à la valeur supérieure, et ainsi de suite, une surenchère en escalade. Le cadeau y est un outil de pouvoir.
3. Cris et chuchotements (Viskningar och rop) de Ingmar Bergman date de 1972.
4. Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (1975) pourrait en être un lointain ancêtre, plus primitif.
5. Celui de la diva algérienne Warda al-Jazairia (1939-2012). La petite fille a hérité de son prénom.
6. Dans le Coran comme dans la Bible, Adam est le premier homme créé par Dieu. Plus généralement, dans aucune théogonie, le féminin n’est originel.
Adam. Réal, sc : Maryam Touzani ; ph : Virginie Surdej ; mont : Julie Naas ; son : Nassim El Mounabbih. Int : Lubna Azabal, Douae Belkhaouda, Nisrin Erradi, Aziz Hattab, Hasna Tamtaoui (Maroc, 2019, 98 mn).