Devant la caméra immobile, le petit homme flâne dans la rue, et s’arrête, curieux, devant un enclos où picorent quelques poules.
Plus loin il s’arrête devant un autre enclos, où trône un monument incertain.
Puis, il pénètre dans un kiosque, nouvel enclos, ouvert, celui-là, à tous vents.
Plus tard, au sommet d’une petite colline sablonneuse, il contemple, tout vertical, un ailleurs insoupçonnable.
Plus tard encore, il traverse en biais le vaste plan horizontal d’une cour d’usine, d’un vide sidéral.
Au fond de l’écran, une silhouette furtive s’occupe à donner quelques coups de pelle, produisant une vague fumée plus esthétique que productiviste.
Enfin, le petit homme, en plan moyen, est adossé à un mur, dans le soleil, presque surexposé, parfaitement inexpressif.
La caméra, elle, est demeurée immobile.
On ne sait rien de ce petit homme, mais on a tout compris de cette séquence : il s’agit d’une prise de conscience, celle d’une libération.
De la prison, quasi-naturelle, à la liberté, parfaitement inconnue.
On apprendra plus tard qu’il vient de perdre son emploi et commence la vacuité du chômage. Pour l’heure, on décrypte sur son visage, dans une absolue perplexité, un intérêt d’entomologiste pour un autre espace et un autre temps, qui s’imposent et qu’il accepte, un regard neuf, curieux, légèrement douloureux, mais sans angoisse. À la fois en deçà et au-delà de l’angoisse.
Effet Koulechov
Il s’agit de la démonstration exemplaire d’un effet Koulechov réinventé.
Virtuosité sans ostentation, que l’on retrouve tout au long du film : champs à profondeurs et à dimensions multiples, actions en durée réelle menées à leur point exact d’équilibre ou de rupture, rythme bien tempéré du montage, tous éléments qui, poussés à terme, créent un univers sensible rare.
Alors que dans le même temps, ces séries de séquences construisent une espèce de jeu de lego sec et aléatoire, extrêmement austère, voire elliptique.
Résultat inattendu : un effet ludique. On a envie de démonter le film, puis de le remonter avec la même jubilation qu’August Eschenburg, le petit fabricant d’automates de La Galerie des jeux de Steven Millhauser.
Un étranger triple
Il s’agit aussi de la présentation d’un personnage à triple détente.
Ce petit homme, on l’a tout de suite reconnu, c’est "l’étranger", bien sûr, le Meursault de Camus. Distant de tout, du moins avant sa rencontre de l’enfant, puis de la femme.
C’est aussi un étrange étranger, pour nous autres, Occidentaux.
Le petit homme, avec sa calvitie naissante, ne ressemble en rien, physiquement, aux acteurs chinois habituels, ni ceux du continent, ni ceux de Hong Kong, ni ceux de Taïwan. Il ne ressemble en rien non plus à un Occidental qui a perdu son job et qui sait ce qui l’attend. Et pas seulement parce que dans la Chine exportée habituellement sur nos écrans, il n’y a pas d’usines, de licenciements, de pauvreté, et d’angoisses socio-existentielles.
Ce petit homme, enfin, nous raconte une Chine et un Chinois inconnus d’eux-mêmes, désormais en face de pistes et de territoires encore informes, avec, pour seuls repères, les rythmes indépassables de la vie quotidienne (le lever, les repas, le coucher, et les klaxons de la rue asiatique), et pour seuls interlocuteurs, les caricatures des plus vieux métiers du monde (putes et voyous).
Le vieux Vaneigem nous revient : celui qui parle de révolution sans parler de la vie quotidienne a dans la bouche un cadavre.
Wang Chao nous présente un "nouveau Chinois", qui ne parle pas (encore), mais qui refuse déjà, obstinément, le cadavre.
L’orphelin d’Angyang, c’est lui, ce petit homme, avec, comme avenir "radieux", un bébé abandonné et errant.
Mais cet orphelin sait déjà d’où il faudra repartir.
Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma n° 274, mars-avril 2002
L’Orphelin d’Anyang. Réal, sc, mont : Wang Chao. Int. : Zhu Jie, Sun Gui Lin, Yue Sen Yi (Chine 2001, 84 mn)