par Nicolas Villodre
Jeune Cinéma en ligne directe
Sorties le jeudi 25 novembre 1971, le mercredi 11 mars 2020 et le lundi 22 juin 2020
Le film flamand de Harry Kümel, Daughters of Darkness (1971) conte pour adultes inspiré de la légendaire comtesse Élisabeth (ou Erzsébet) Bathory, joué avec brio par Delphine Seyrig, dialogué par Jean Ferry, photographié par Eddy Van der Enden, musicalement illustré par François de Roubaix, vaut d’être revu, dans le final cut de l’auteur, en version anglaise conciliant les susceptibilités nationales, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Belgique.
C’est aussi un compromis genré, tant sur le plan cinématographique - un juste milieu entre des œuvres opposées en apparence telles que Rosemary’s Baby (1968) et Le Bal des vampires (1967) - comme sur celui de la sexualité - Éros et Thanatos y étant enfin réconciliés. L’homosexualité, question sensible à cette époque, comme à d’autres, était au centre des débats et des ébats. D’une part, la mère du jeune premier, comme par hasard absente ou prétendument injoignable, interprétée par le comédien chevronné et réalisateur néerlandais Fons Rademakers, est sans doute plus ambiguë que le personnage de Mother dans la série The Avengers - "mother", en VF, fut traduit par "mère-grand", en référence au Petit Chaperon rouge. De l’autre, des turpitudes présumées de la comtesse sanglante, le scénario de Daughters of Darkness réserve un sort à part au sadomasochisme et au saphisme de type SM.
Dans un entretien de 2012 avec Olivier Rossignot, Harry Kümel rappelle la genèse du film, à partir d’un article de la revue Historia sur l’aristocrate hongroise de la fin du 16e siècle et du début du 17e, qui fut condamnée comme serial killer et recluse en son palais jusqu’à la fin de ses jours. Selon la croyance populaire, elle aurait bu et utilisé comme cosmétique le sang de plusieurs centaines de jeunes vierges, aidée notamment par sa suivante Ilona Harczsy. Qui dit Carpates, dit Dracula et, avec l’aide du producteur Pierre Drouot, puis du scénariste (pataphysicien) Jean Ferry, Harry Kümel file la métaphore vampirique, avec ce que cela suppose de clichés fantastiques, d’adhésion du spectateur à la métempsycose, à la réincarnation et donc à la vie éternelle, mais aussi de séquences d’humour noir et de clins d’œil à Hitchcock - train traversant l’écran sans marquer d’arrêt en gare de La Ciotat, étreintes amoureuses à l’intérieur du wagon-lit, scène de la douche, maladresses aux conséquences immédiatement fatales, etc.
En contradiction avec un scénario qui postule l’immutabilité de la beauté d’Élisabeth Bathory, la fin enchaîne deux gags froids, dont l’un, sonore, certainement plus rare que les gags visuels. Deux couples cohabitent un certain temps dans un grand hôtel balnéaire hors du temps, celui de la météo et pour partie celui des Années folles. Le couple de mariés et celui que forment la blonde et éthérée comtesse jouée par Delphine Seyrig (inégalée) et sa coloc, incarnée, littéralement, par la brune brûlante au visage poupin Andrea Rau, vedette sexy des séries B allemandes des sixties. Le premier couple peut paraître plus fade, qui est constitué de la Canadienne Danielle Ouimet (la première Québécoise à s’être dénudée devant la caméra, d’après le Journal de Montréal, pour les besoins du film Valérie (1969), prénom que Kümel a, du reste, conservé) et l’Américain John Karlen, imposé par les financiers d’outre-Atlantique après son succès dans la série Dark Shadows (1966), un Californien "relativement bien conservé", d’après le cinéaste, "pas au point d’être un ’bel indifférent’."
Le thème romantico-surréaliste de la vampire, le motif du train inspiré par le cinématographe et la peinture (cf. Delvaux et De Chirico auquel Kümel emprunte aussi les alignements de colonnades dans les prises de vue extérieures présentant le Grand Hôtel des Thermes d’Ostende), le montage rythmique juxtaposant des plans alanguis sans ambiguïté et des inserts fétichistes d’à peine quelques photogrammes, la question futuriste de la vitesse et du transport, dans tous les sens du terme, contrariés par la panne, procrastinés par l’ensorcellement qui excite le couple et le menace à la fois, figuré par la locomotive crevant l’écran au début du film et la Porsche Carrera de 1963 de couleur rouge sombre emballant et empalant notre blonde fatale - cf. le zoom arrière de la créature maléfique perchée sur une colline, ouvrant son pardessus comme le premier exhibitionniste venu, remémorant la danse du vampire théâtralisée par Louis Feuillade en 1915. Le film a donc du style. Le réalisateur et son chef op exploitent jusqu’à les saturer les teintes rouges, blanches et noires rappelant celles du drapeau de l’Empire allemand, mais aussi celles du conte de Blanche-Neige, du logotype de Darty et, comme le souhaitait le cinéaste, celles des oriflammes nazies, qu’on trouve aussi dans son film Malpertuis (1972), la comtesse et l’oncle Cassave étant pour lui des "démiurges, des dictateurs."
Des fondus au rouge séparent les séquences et la B.O. de François de Roubaix use, non de la guitare électrique comme dans les séries B transalpines, mais, sujet oblige, du cymbalum. Malgré une coiffure babylissée discutable, pourtant signée Alexandre, Delphine Seyrig est, comme toujours, remarquable, apportant, comme le souligne Harry Kümel, "du chic dans du trash", capable, par son "immense talent", de marier l’art & essai à son "soi-disant contraire", le film "grand public." Les belles toilettes d’esprit Années folles, dessinées par Bernard Perris, lui ont permis, selon l’auteur, "de prendre et de fixer des attitudes", chose impossible dans un contexte "naturaliste." En outre, la comédienne avait demandé de remettre les dialogues dans son rythme à elle. De ce fait, la diction inimitable, distanciée et distinguée aussi bien en anglais qu’en français, garde une touche étrange - il faut dire que la descendante du plus fameux des linguistes conserve des intonations genevoises. De son passage par l’Actors Studio, elle a retenu, précisément, une retenue, dans la fausse hésitation précédant chaque énonciation, un peu comme sa collègue Marilyn. Elle joue sur les fréquences vocales les plus graves, murmure plus qu’elle ne "projette" - ce qui l’empêcha peut-être doute d’être admise au TNP qui exigeait du coffre de ses sociétaires - et chante ses tirades. L’effet enveloppant, pour ne pas dire envoûtant, de la voix va de pair avec sa photogénie.
Il a aussi pour effet, dans le cas qui nous occupe, de couvrir le jeu disparate de ses autres partenaires, de les "mettre au même diapason." Delphine Seyrig tranquillisa d’ailleurs Harry Kümel avec une remarque amusante, immodeste et juste : "Ne vous inquiétez pas, Harry, on ne regardera que moi !"
Nicolas Villodre
Jeune Cinéma en ligne directe
Les Lèvres rouges (Daughters of Darkness). Réal, sc, mont : Harry Kümel ; sc : Pierre Drouot, Jean Ferry ; ph : Eduard Van der Enden ; mont : Denis Bonan, August Verschueren ; mu : François de Roubaix. Int : Delphine Seyrig, John Karlen, Danielle Ouimet, Abndrea Rau, Fons Rademakers (Belgique-Allemagne-France, 1971, 98 mn).