Il y a belle lurette que Cuba et sa révolution ne soulèvent plus de débats idéologiques saignants.
Les thuriféraires du régime castriste se sont évanouis.
À Miami, les opposants du dehors peuvent bien gesticuler, cela n’intéresse guère qu’eux-mêmes.
Quant aux déviants du dedans, la frontière leur est ouverte.

On a fini par admettre que si la Révolution n’est certes pas un succès, la situation pourrait être pire avec un pouvoir assumé par d’autres que les héritiers du líder máximo.
Et tandis que d’autres barbus, bien plus décapants, occupent la vedette, Fidel enterre l’un après l’autre nombre de ses collègues dirigeants.

Aujourd’hui donc, être pro ou anti-castriste n’a plus guère de sens et les lecteurs des magazines chics sont tentés par la réclame vantant les plages paradisiaques, les nuits trépidantes, la salsa envoûtante, le rhum, les cigares… tout ce fatras postiche et dégoûtant.

Côté cinéma, il semble qu’on n’ait plus dit grand-chose depuis les constats doux-amers de Tomás Gutiérrez Alea qui datent déjà de plus de vingt ans.

Familier de Cuba et curieux de ses gens, Laurent Cantet s’est bien gardé de bâtir une histoire ancrée dans une réalité contemporaine où rôdent trop de clichés.

Après avoir collaboré avec Leonardo Padura pour 7 Jours à La Havane (2012), il s’inspire ici, très librement, de La novela de mi vida (bizarrement rendu en français par Le Palmier et l’étoile), où un universitaire revient à La Havane pour tenter de retrouver un manuscrit disparu et est amené à enquêter sur sa propre vie.

Ici c’est Amadeo, auto-exilé dans l’ancien empire colonial pendant seize ans, qui revient au pays, excellente occasion pour fêter ça avec quelques vieux amis.
La rencontre a lieu sur un toit en terrasse, sorte de promontoire en suspens entre la masse sombre de la mer et les rumeurs nocturnes de la ville.
Un décor très théâtral où la circulation de la parole, progressivement exaltée par la nuit et le whisky, constitue l’action elle-même et éclaire la vie de ces quinquagénaires tour à tour drôles, émouvants et pathétiques.
Nés avec la Révolution, ils n’auront connu qu’un désabusement progressif avant d’entrer en agonie avec cette ’période spéciale" consécutive au lâchage brutal de Cuba par son tuteur soviétique en 1992.
Envolés leurs rêves d’être peintre, écrivain, ou simplement un bon Cubain comme Aldo, le noir de service, quintessence du peuple laborieux, qui avoue son besoin de faire semblant de continuer à croire à quelque chose. Quant à Eddy, ce matérialiste pragmatique amoureux de la bonne vie, il a vite compris les avantages d’être un maillon du système. D’ailleurs, le whisky, c’est lui !

Malgré le désastre de leur vie, ils n’ont pas perdu leur capacité de rire - surtout d’eux-mêmes - et de céder sans honte à la nostalgie des belles années. Jusqu’à ce qu’Amadeo finisse par révéler la véritable raison de son retour.

La force du film est de créer et de maintenir une grande tension grâce d’abord à des comédiens dont on sent bien que la sensibilité à fleur de peau ne vient pas uniquement de ce que dit leur texte. Au-delà de leur rôle, ils rendent palpable leur cubanité.
La mise en scène est précise et sans effets et réussit à organiser comme un ballet le flux de cette parole multiple et complexe. On n’est ni au théâtre ni en train de voir un feuilleton TV.

Enfin, le détour par le récit des épisodes du chemin ramène inévitablement au présent, mais nous rappelle surtout que dans ce mythe d’Ithaque, le point d’arrivée est moins important que l’expérience même du voyage.

Jacques Pelinq
Jeune Cinéma en ligne directe (3 décembre 2014)

Retour à Ithaque. Réal, sc : Laurent Cantet ; sc : Leonardo Padura, François Crozade, Lucia Lopez Coll ; ph : Diego Dussuel ; mont : Robin Campillo. Int : Isabel Santos, Jorge Perugorría, Fernando Hechavarría, Néstor Jiménez, Pedro Julio Díaz Ferran (France, 2014, 95 mn).